Innovation
La viande artificielle accueillie avec scepticisme en France
Les débats organisés par l’Académie d’agriculture de France en présence de deux dirigeants de start-up israélienne et américaine se sont enflammés sur les bénéfices comparés des produits à base de viande cellulaire avec ceux issus de l’élevage.
La conférence sur la viande « cellulaire » organisée le 18 novembre 2021 à Paris a donné lieu à des échanges vifs et passionnés. La réunion, organisée par l’Académie d’agriculture de France en partenariat avec l’Association française de zootechnie, l’Académie vétérinaire de France et la Société française de nutrition, constituait une première en France, tant par la variété des intervenants que par la confrontation des points de vue.
L’intervention de deux porteurs de projets de « viande cellulaire » a particulièrement intéressé. Le premier, Didier Toubia, ancien élève d’Agrosup Dijon, est le cofondateur et président-directeur général d’Aleph Farms (Israël). La jeune entreprise, qui a récemment bénéficié du soutien, en tant qu’investisseur, de Leonardo DiCaprio, fait partie des plus avancées en matière de procédés, puisqu’elle a commencé à produire ses premiers « steaks » de culture. Le second, le Québécois Gabriel Lévesque-Tremblay, a cofondé Orbillion bio, une start-up implantée en Californie où elle dispose d’un laboratoire et d’une cuisine de démonstration.
Le prix devrait baisser rapidement
Sans surprise, les deux hommes se sont dits convaincus de leurs capacités à produire à grande échelle de la viande cellulaire dans des délais relativement proches. Didier Toubia a ainsi évoqué l’hypothèse de produire en séries « sous réserve d’approbation réglementaire » au rythme de quelques tonnes dans son laboratoire actuel à partir de 2023 et même une centaine de tonnes d’ici à 2026 dans une nouvelle usine en projet.
« La multiplication des programmes d’entreprises, tant pour la fabrication de produits finis que pour les intrants (lignées cellulaires, milieux de culture, etc.) et les procédés (bioréacteurs), va permettre de faire baisser rapidement les coûts », a espéré son confrère Gabriel Lévesque-Tremblay, dont la start-up, plus précoce, ne produit pas encore, mais a déjà levé 7 millions de dollars. « Selon une étude de McKinsey, le prix devrait baisser rapidement pour atteindre dans dix ans quelques dizaines de dollars le kilogramme, contre plusieurs dizaines de milliers aujourd’hui ! », a-t-il ajouté.
Aux États-Unis, où les esprits sont plus mûrs, les autorités alimentaires et sanitaires (USDA et FDA) se sont saisies de la question de l’approbation de la viande cultivée. « Elles devraient rendre leurs conclusions en 2022 ou 2023 », a assuré Gabriel Lévesque-Tremblay, précisant que les entreprises du secteur menaient d’ores et déjà un lobbying intense à Washington.
En avance ou en retard ?
La question de l’avenir commercial de ces produits a soulevé une première controverse. Céline Laisney, directrice du cabinet Alimavenir, a ainsi fait observer que si les investissements dans la viande cellulaire étaient en croissance, ils restaient très loin derrière ceux consacrés aux simili-viandes à base de végétaux. « On est en droit de se demander si le marché des alternatives à la viande ne sera pas déjà très encombré lorsque les premières viandes cellulaires arriveront sur le marché, dans une dizaine d’années », s’est-elle interrogée.
Mais c’est sur les questions techniques que les débats se sont enflammés entre agronomes et zootechniciens et entrepreneurs en viande cellulaire. Les débats ont notamment porté sur le bénéfice environnemental supposé de ces produits avec l’élevage en matière d’émission de gaz à effet de serre, de consommation d’énergie, d’eau ou d’électricité.
Les agronomes et zootechniciens dans la salle ont déploré à plusieurs reprises le manque de références scientifiques avancées par les promoteurs de la viande cellulaire, en comparaison de l’abondante littérature existante sur l’efficacité des productions animales. Les deux entrepreneurs sont notamment restés discrets sur l’efficience de leurs procédés par rapport à un processus naturel ou sur les volumes d’intrants nécessaires à leur fabrication.
Un débat sémantique, réglementaire et éthique
La dispute a également porté sur les questions sémantiques, réglementaires et éthiques. Un certain consensus est apparu dans l’assistance pour contester l’emploi du terme viande. La « viande cellulaire » ne possédant ni os, ni sang et ne bénéficiant pas du processus de maturation, « il y a la même différence entre la viande et la viande cellulaire qu’entre du vin et du jus de raisin », ont résumé divers experts.
Côté éthique, les experts ont pointé le fait que la seule entreprise autorisée à commercialiser de la viande cultivée (en l’occurrence à Singapour) avait recours à du sérum fœtal de veau, ingrédient utilisé pour la culture de cellules in vitro. Le procédé nécessite donc l’abattage de vaches gestantes, pratique peu compatible avec des ambitions de respect du bien-être animal. Si l’élaboration de milieux ne recourant pas à ce sérum semble possible, les publications scientifiques sur le sujet restent rares.
Enfin, dans le cadre du règlement Novel Food, les dossiers présentés devront lever les doutes sur l’utilisation d’hormones de synthèse ou d’organismes génétiquement modifiés. « À défaut d’apporter ces garanties, la "viande in vitro" ne pourra pas être produite ou commercialisée sur les marchés européens », a fait valoir une analyse publiée par le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture au printemps 2021.
Beaucoup d’investissements, très peu de produits finis
Les investissements dans la viande cultivée se sont élevés en 2020 à 366 millions de dollars (M$), contre 60 M$ en 2019 et 40 M$ en 2018, selon une étude du Good Food Institute citée par Gabriel Lévesque-Tremblay. Cette année, les sommes investies s’élevaient déjà à fin juin à 250 millions de dollars. Les 90 entreprises impliquées sont majoritairement installées en Californie, puis aux Pays-Bas et en Israël. En France, on compte au moins trois projets liés à la « viande in vitro » : Gourmey pour la production d’un équivalent de foie gras ; Vitalmeat avec des travaux sur les cellules de poulet ; CoreBiogenesis pour la bioproduction de facteurs de croissance. À ce jour, la société américaine Eat Just est la seule à avoir reçu un agrément, celui des autorités de Singapour, pour commercialiser une pâte de cellules de poulet, vendue dans un unique restaurant, en mélange avec des protéines végétales.