Interview croisée
[Covid-19] « À chaque crise, les produits issus de l'agriculture bio servent de repère »
La consommation de produits biologiques a connu un fort dynamisme lors de l’épidémie de coronavirus. Comment expliquer cette croissance ? Va-t-elle se poursuivre ? Pour répondre à ces interrogations, les rédactions de Réussir ont organisé une interview croisée en visioconférence de Guillaume Riou, président de la Fnab, Philippe Henry, président de l’Agence bio, et de Didier Perréol, président du Synabio.
Réussir : Quelles ont été les conséquences de la crise liée à la Covid-19 et du confinement sur la consommation bio ?
Didier Perréol : On a constaté une accélération de la croissance de la consommation bio. Cela se produit à chaque crise : les produits issus de l’agriculture bio servent de repère. La croissance a concerné tous les circuits. Dans les circuits spécialisés historiques, on a observé une croissance de 15-20 % supérieure à la consommation alimentaire conventionnelle. Le panier moyen y a doublé passant de 30 à 60 euros. La grande distribution et, surtout, les MDD ont aussi beaucoup progressé. Les circuits de vente directe ont connu un gros développement et les ventes sur Internet ont rencontré un grand succès.
Guillaume Riou : Les circuits courts ont connu un formidable succès, en maraîchage par exemple avec un panier moyen en hausse de 25-30 %. Ces circuits rassurent dans la relation humaine, par rapport à la grande surface où on ne sait pas si les produits ont été tripotés et, donc, contaminés.
Philippe Henry : À l’Agence bio, on observe cette période particulière et surtout la suite. On va essayer d’avoir des données par filière. Sur les circuits courts, il va y avoir un coup de boost. C’est un phénomène intéressant à observer. Ce dont l’agriculture bio a besoin, c’est d’un équilibre entre ses circuits de distribution, entre les circuits courts et longs pour la pérennité du système.
Le panier moyen y a doublé passant de 30 à 60 euros
Réussir : Certaines filières du bio ont-elles plus progressé que d’autres ?
Didier Perréol : Dans tous les circuits, les produits de base d’épicerie, la farine, les pâtes ont fortement progressé. Les gens ont réappris à faire leur pain, à faire de la cuisine, des pâtisseries. Maintenant, il faut voir si ça va continuer.
Guillaume Riou : Les surgelés ont bien fonctionné, notamment la gamme bio lancée en partenariat avec Picard Surgelés en début d’année. Pour les produits frais, on était beaucoup sur des produits de report de fin de campagne : les poireaux, les carottes. Ils se sont bien vendus. Il semblerait que la quasi-totalité des pommes de terre biologiques de consommation se soit écoulée, ce qui n’a pas été le cas en conventionnel. On a vu des progressions de 20-25 % selon les produits, des ventes en hausse de 50-60 % dans les magasins de producteurs. En farine, on est presque sur des ruptures. C’est peut-être en agneau où il y a eu un peu de difficulté de démarrage, la croissance a été de 15 % seulement.
Réussir : Comment analysez-vous cette forte croissance de la consommation bio, enregistrée avant la pandémie et confirmée pendant le confinement ?
Philippe Henry : À l’Agence bio, dans notre dernier baromètre de novembre 2019, on avait en gros 15 % de croissance, donc une dynamique forte. La première motivation des consommateurs est la santé, la seconde est l’environnement. Le côté santé est plus porté par les générations plus âgées, et le côté environnement, par des générations plus jeunes.
La première motivation des consommateurs est la santé, la seconde est l’environnement.
Didier Perréol : Ce qui peut rassurer le consommateur, c’est qu’il sait aujourd’hui, qu’à la production, à la transformation comme à la distribution, les produits de l’agriculture biologique sont contrôlés et tracés. Qu’il y a aussi plus de transparence sur les produits biologiques de par leur origine, et comment ils sont transformés.
Guillaume Riou : La question de la distance est à tous les points de vue très importante en agriculture biologique. Nos concitoyens ont l’impression de mieux connaître l’agriculteur, qu’ils sont plus proches du lieu de production. Ils ont l’impression – à tort ou à raison – de mieux connaître la façon dont est produite l’alimentation bio. Des études, menées notamment par Nicolas Bricas du Cirad de Montpellier, ont souligné ces perceptions. Il y a aussi un phénomène un peu nouveau : la dimension hédonique apparaît. Le concitoyen assimile les voies du plaisir avec le produit issu de l’agriculture biologique.
Réussir : Quels peuvent être les effets de la crise économique sur l’essor de la filière bio ?
Philippe Henry : Il y aura une problématique de pouvoir d’achat. Il ne s’agirait pas demain que le bio soit réservé à ceux qui en ont les moyens et que les autres ne puissent pas y avoir accès. Il faut construire des filières qui apportent un juste prix au producteur, mais également au consommateur.
Didier Perréol : La crise économique que l’on va ressentir à la rentrée sera une période difficile. Mais on est convaincus que le consommateur a fait un vote unanime pour nos produits. Fera-t-il le choix de mettre plus de 15 % de son budget dans son alimentation au détriment des loisirs, des nouvelles technologies ou des achats de vêtements ? L’avenir nous le dira, en tout cas, on l’espère.
Il n’y a pas de bio à deux vitesses
Réussir : N’y a-t-il pas un risque d’un retournement de la consommation après cette forte hausse ?
Guillaume Riou : Le risque de déflation du prix, le risque de décroissance, ça fait 20 ou 30 ans qu’on en entend parler. Aucun indicateur nous montre un infléchissement, bien au contraire, avec les questions de la biodiversité, des aléas climatiques et de la pollution qui sont de plus en plus présentes. Et puis il y a des politiques publiques. Aujourd’hui, un plan bio est envisagé au niveau de l’Union européenne. Tous les feux sont au vert pour que l’agriculture biologique continue à se développer, car elle répond à des enjeux économiques, sociaux et environnementaux.
Didier Perréol : Au Synabio, on travaille sur une prospective à cinq ans. Aujourd’hui, le bio représente plus ou moins un marché de 10 milliards d’euros. On le voit bien passer à 20 milliards d’euros d’ici à cinq ans. Comment les atteindre ? Il y a des conversions en cours, et si la filière travaille en commun pour développer la contractualisation, les perspectives sont très encourageantes.
Réussir : La crise économique peut-elle renforcer un phénomène de bio à deux vitesses, entre un bio haut de gamme produit en France et un bio avec des produits moins coûteux potentiellement importés ?
Didier Perréol : Il n’y a pas de bio à deux vitesses. On a une agriculture bio avec un cahier des charges, un contrôle clair et établi, avec un règlement européen. Après, on a peut-être des fermes qui produisent des plus grosses quantités et des transformateurs qui ont des outils industriels.
Guillaume Riou : Je ne sais pas s’il y a 2 ou 18 vitesses, mais il y a une multiplication du nombre d’opérateurs. Ils élargissent la gamme proposée à tous nos concitoyens. Pouvoir trouver du bio chez un producteur à côté de chez soi et en même temps dans un supermarché à Villeurbanne ou en Seine-Saint-Denis, c’est une excellente chose. On a multiplié les plans gouvernementaux pour que le bio se développe, on ne va pas se plaindre aujourd’hui qu’il se soit développé.
Réussir : L’essor du bio n’est-il pas tout de même menacé par les conséquences attendues de la crise actuelle sur la baisse de pouvoir d’achat et les budgets publics ?
Philippe Henry : Un élément me paraît central, c’est le fait qu’on a cuisiné en famille pendant deux mois. Les enfants ont appris à cuisiner. Je suis convaincu qu’il va en rester quelque chose. À partir du moment où l’on se met à cuisiner, on se pose forcément la question de ce que l’on met dans son assiette. Pour un certain nombre de consommateurs, le bio vient tout de suite à l’esprit.
Guillaume Riou : Le soin autour des hommes et de la nature, est incontournable aujourd’hui, ce qui nous laisse à penser que la consommation bio va se poursuivre. Il y a des fondamentaux qui sont en train de changer avec une conscience collective et individuelle autour de ces questions de santé (obésité, diabète…) et environnementales. Tout cela va aussi dépendre des plans de relance publics, y compris au niveau éducatif. On a déjà vécu de fortes crises économiques, comme celle de 2008, et cela n’a pas infléchi pour autant la consommation bio.
On ne constate pas de faille qui conduirait à un appel d’air à l’importation
Réussir : N’y a-t-il pas un risque fort d’importation pour faire face à la demande ?
Philippe Henry : On ne constate pas d’augmentation des importations en France de produits biologiques. On reste globalement à 30 % d’importation, dont 15 % qui sont des produits exotiques. Cette part n’augmente pas. La production de produits biologiques suit la consommation qui est en constante augmentation. On ne constate pas de faille qui conduirait à un appel d’air à l’importation. Cette année, on va plutôt constater une tendance intéressante en matière d’augmentation de la production.
Didier Perréol : En GMS, les marques de distributeurs ont plus progressé que les autres produits. Les grandes surfaces ont dit : « on va acheter français ». Il faut vérifier sur la durée si ça va continuer. Aujourd’hui, tout le monde voit l’intérêt accru d’un pan de la grande distribution pour développer les produits de meilleure qualité dans leurs rayons. À suivre !
En agriculture biologique, il n’y a pas de spéculation
Réussir : Il peut tout de même arriver que, dans certaines filières, apparaisse un décalage entre la demande des consommateurs et l’offre nationale, qui soit comblé par des importations.
Philippe Henry : Conjoncturellement, on peut avoir de tels phénomènes. C’est le cas notamment en céréales où l’on a pu voir une progression de la consommation et une production française qui ne suivait pas, d’où un appel d’air à l’importation. Mais les importations en céréales ont considérablement diminué par la suite et je constate que la production est en train, aujourd’hui, de rattraper la consommation. On peut ainsi observer des soucis dans quelques filières, mais les agriculteurs vont suivre.
Didier Perréol : Côté transformation, nous avons fait tourner nos usines pour répondre à la demande pendant le confinement. Cela montre que quand il y a une demande du consommateur, nous répondons présents. Même pour la farine et les pâtes, le besoin d’importation est très occasionnel.
Guillaume Riou : Cela montre l’agilité d’une filière biologique. En agriculture biologique, il n’y a pas de spéculation, car on est en lien structurel et physique avec la consommation. C’est essentiel. C’est une des raisons fondamentales pour lesquelles les filières biologiques sont aussi résilientes. On a une adéquation parfaite entre les besoins et la production. Maintenant, le défi est de continuer de développer en surface la production bio dans notre pays.
Réussir : Les filières biologiques ont-elles mis en place des outils pour réguler l’offre afin de faire face à d’éventuelles séquences de déphasage entre production et consommation ?
Didier Perréol : De telles périodes de déphasage peuvent se renouveler, car il est difficile d’avoir en permanence une totale adéquation entre l’offre et la demande. En ce moment, c’est plutôt une demande plus forte. Tout dépendra des aléas climatiques et des niveaux de récolte mais, globalement, la quasi-totalité de la production bio est valorisée en bio.
Philippe Henry : On met en place des outils de contractualisation importants. Je pense notamment aux coopératives céréalières qui n’emblavent que les surfaces dont elles sont à peu près sûres des ventes, tout cela en concertation avec les opérateurs de l’aval et les transformateurs. Cela permet une certaine régulation. C’est assez facile dans la filière céréalière, ça l’est peut-être moins dans d’autres. En tout cas, c’est un bon moyen de régulation, et il faut continuer à le développer.