Industrie
Nitrites dans la charcuterie : entre principe de précaution et enjeu marketing
Les industriels de la charcuterie doivent répondre à la fois à une demande croissante de naturalité tout en s’assurant de l’innocuité de leurs produits. Une position qui réclame beaucoup de pédagogie…
Les industriels de la charcuterie doivent répondre à la fois à une demande croissante de naturalité tout en s’assurant de l’innocuité de leurs produits. Une position qui réclame beaucoup de pédagogie…
Les responsables des entreprises de charcuterie traiteur (Fict) n’en démordent pas à propos des nitrites. « Nous n’avons pas de doute sur la sécurité des aliments que nous mettons sur le marché, qui sont fabriqués avec des produits autorisés » a martelé Thierry Grégori, directeur scientifique et technique de la Fict lors des rendez-vous de l’Ifip organisés en septembre. « Si les nitrites sont utilisés, c’est là où c’est nécessaire, et à la juste dose, et parce que l’on a du mal à s’en passer », a-t-il poursuivi.
Une nouvelle réduction de 20 %
À nouveau saisie de cette question, l’Anses doit se prononcer en avril 2021 sur une éventuelle réévaluation des seuils autorisés. Un avis que les industriels attendent avec une certaine sérénité. « Le travail mené par la profession a abouti à des obligations déjà très contraignantes, sous la forme d’une première réduction de 20 % entérinée dans le code des usages en 2016 et d’un projet de nouvelle réduction que nous avons soumis à la DGCCRF », précise Thierry Grégori. Les nouveaux seuils fixés par familles de produits conduiraient à une baisse d’usage moyen de 20 % des nitrites pour les produits qui y ont recours, des objectifs allant probablement au-delà des exigences de la future réglementation, « hormis peut-être pour certaines spécialités régionales ».
La Fict se montrait en revanche en décembre plus préoccupée par les conclusions de la mission d’information parlementaire sur les nitrites attendues en janvier et dont les débats ont donné lieu à de spectaculaires passes d’armes. En juin dernier, Bernard Vallat, le président de la Fict, avait d’ailleurs demandé que les conclusions n’en soient rendues qu’à l’issue du nouvel avis attendu de l’Anses et des résultats du programme Adduit mené par l’Inrae sur les mécanismes de digestion des produits de charcuterie (lire ci-contre).
La dose de nitrites minimum est très liée au process de fabrication
Là où l’usage des nitrites est uniformément montré du doigt, les experts objectent que les ajouts de nitrates et sels nitrités répondent à des besoins très variables. « La dose de nitrites minimum est très liée au process de fabrication », expliquait Gilles Nassy, le directeur du pôle Viandes et charcuteries de l’Ifip en octobre dernier lors d’un webinaire consacré au sujet. « Ce recours est d’autant plus important qu’on a des cuissons lentes et à basses températures », expliquait-il en référence aux taux de 80 mg/kilo pour les rillettes, 90 mg/kilo pour les pièces cuites type jambons et épaules ou encore 100 mg/kg pour les pâtés, produits de tête, saucisses cuites, andouilles et andouillettes. « Certains produits, comme les boudins ou les tripes ne requièrent pas de conservateurs », observait-il également.
Les nitrites bloquent la germination des spores de C.Botulinum
Les industriels contestent également que l’usage des nitrites soit dicté par la volonté d’allonger les DLC ou encore de conserver la couleur rose des charcuteries. « Il est établi que les nitrites bloquent la germination des spores de C.Botulinum, responsable du botulisme et qu’ils sont très efficaces, même à de petits dosages », poursuit Gilles Nassy, de l’Ifip. « Les nitrites ont également pour faculté de ralentir la croissance des entérobactéries, dont salmonelle, dans les produits secs. Sur listeria, ils ne modifient pas la vitesse de croissance, mais ils augmentent le temps de latence ».
Tandis que les industriels ferraillent pour défendre le principe d’un usage raisonné, les charcuteries sans nitrites sont, elles, en plein essor. Parti de rien, le sans nitrites pèse désormais 6,8 % des volumes du jambon cuit en GMS avec une croissance de 2,3 points en un an seulement selon le panel Kantar. Dernière gamme en date à être lancée, celle de Madrange, qui promet « une durée de conservation quasiment similaire aux références classiques et une couleur appétissante ».
En cas d’accident sanitaire et de victimes, l’entreprise devra se justifier devant le juge
La généralisation des gammes « sans » sur la catégorie reine de la charcuterie est naturellement utilisée par les détracteurs des nitrites. C’est notamment le cas de l’organisation Foodwatch et de l’application alimentaire yuka, à l’origine d’une pétition réclamant leur interdiction. Dans un communiqué du 24 novembre répondant aux mises en demeure de la Fict et de plusieurs industriels comme Bahier ou Henri Raffin, la directrice générale de foodwatch France prend argument du « nombre croissant de fabricants » qui « commercialise des produits sans nitrites ajoutés », pour assurer que les industriels « sont bien au courant du problème » (sic).
Les industriels estiment pourtant qu’en recourant aux nitrites, ce sont eux qui protègent les consommateurs. « L’Efsa ayant jugé les nitrites efficaces pour garantir aux produits carnés une protection contre le c.botulium et contre listeria monocytogenes, toute entreprise ou artisan charcutier supprimant le nitrite devra démontrer aux services vétérinaires que les mesures de substitutions du nitrite appliquées à ses produits assurent une sécurité équivalente au consommateur », assure Gilles Nassy, de l’Ifip. « En cas d’accident sanitaire et de victimes, l’entreprise devra se justifier devant le juge qui prendra assurément en considération les avis de l’Efsa », poursuit le responsable, qui déplore que les professionnels « se retrouvent coincés entre les recommandations des agences sanitaires et les invectives médiatiques qualifiées d’attentes sociétales ».
Point de vue
Cancer colorectal : la vitamine E pour recours ?
L’incorporation d’antioxydant de type vitamine E durant le process de fabrication des charcuteries nitritées constitue aujourd’hui une voie privilégiée par scientifiques et industriels pour éviter le risque de cancer colorectal lié à la consommation de charcuteries. C’est ce qu’a expliqué en substance le responsable de l’équipe Toxalim à Toulouse Fabrice Pierre lors d’une conférence à distance de l’Inrae sur les « systèmes alimentaires sains et durables », le 9 novembre dernier. Ce thème est également au cœur des travaux du programme ADDUIT, qui associe l’Inrae, l’Ifip et l’ADIV et financé par la Fict sur les mécanismes de digestion des produits de charcuterie. « Nous avons pu démontrer, sur des modèles animaux, mais aussi chez l’homme au travers de volontaires sains, que de rajouter de la vitamine E dans une charcuterie nitritée dès sa production permet de limiter la formation des deux réactions en cause dans la digestion de la charcuterie, à savoir la peroxydation et la nitrolisation des lipides et ceci sans conséquences organoleptiques sur le produit », a expliqué Fabrice Pierre. « Ces travaux sont actuellement poursuivis en travaillant sur les effets des antioxydants dans des produits réduits en nitrites ou sans nitrites pour voir si on a la même efficacité ». À terme, l’objectif « est de proposer une modification des produits mis sur le marché ». « Cette modification n’a pas pour vocation de remplacer la recommandation actuelle, qui est de limiter la consommation (NDLR : à 150 grammes par semaine) mais d’être une solution complémentaire à la pour atteindre les consommateurs peu enclins à modifier leur régime en l’enrichissant, par exemple, en fruits et légumes ».