Ingénieure agronome spécialiste des matières premières depuis 35 ans, Patricia Le Cadre a rejoint le Céréopa en 2007. Ce bureau d’études associatif s’intéresse à la compétitivité et aux enjeux des agroactivités en matière d’alimentation et de production, de durabilité des systèmes, d’environnement et de relations sociétales.
Foodwatch et CCFD dénoncent, dans un rapport, des spéculateurs qui profitent de la crise alimentaire. Est-ce le cas ?
Patricia Le Cadre - Je comprends qu’ils veuillent faire bouger les lignes, mais la réalité est tout de même plus complexe. La spéculation en elle-même ne veut rien dire, il y a plusieurs types de spéculateurs, et sans eux d’ailleurs, pas de marché à terme ! Or c’est un outil important de sécurisation pour les agriculteurs. Les spéculateurs de court terme (hedge funds) apportent depuis toujours les liquidités. Mais, depuis 2004-2005, ils ont été rejoints par de nouveaux investisseurs, de plus long terme, qui fonctionnent avec des indices (basés sur des portefeuilles de matières premières). Dans ces paniers de commodités, l’énergie (gaz, pétrole) domine à 80 %, on y trouve aussi des métaux et des matières premières agricoles : céréales, soja, café, coton, cacao, même la viande sur Chicago. Ce qui conduit à indexer les marchés des matières premières agricoles sur ceux de l’énergie en s’écartant de leurs fondamentaux.
Que s’est-il passé sur le marché du blé l’an dernier ?
P. L. - En début de campagne 2021-2022, les fondamentaux étaient haussiers. Les exportateurs avaient moins à offrir (surtout le Canada), alors que les grands pays importateurs n’avaient plus de stocks, les ayant ponctionnés pendant toute la période Covid. Les prix avaient progressé de 58 % de juillet à décembre sur Euronext. Fin février 2022, l’entrée en guerre de la Russie a fait basculer momentanément le marché dans un mouvement extrême où les investisseurs indiciels ont réalloués leurs actifs. Tout a commencé par l’envolée des prix de l’énergie, donc du panier de commodités, entraînant le blé. Mais il n’y a pas eu de problème de pénurie; l’Ukraine a finalement beaucoup exporté en 2022. Depuis, les prix ont nettement baissé, car la hausse des taux par les banques centrales entraîne ces investisseurs vers d’autres marchés. Ce qui est inquiétant puisque les coûts de production dans l’Union européenne restent dépendants d’une énergie localement chère. Il faut comprendre que les fonds cherchent avant tout la rentabilité; ils vont sur les marchés obligataires, les devises, les actions. Le marché des commodités est un petit marché à côté, qui fait simplement partie des arbitrages qu’ils réalisent en cas de crise majeure. Dans ce cas, tous les acteurs financiers (indiciels et hedge funds) basculent dans le même sens, à l’achat ou à la vente, les commerciaux sont la seule contrepartie, d’où les mouvements de prix très forts.
Que faudrait-il faire pour mieux réguler les marchés ?
P. L. - Les propositions du rapport de Foodwatch et du CCFD sont intéressantes. Tout d’abord, la transparence est évidemment une bonne chose. Euronext s’engage déjà vers plus de transparence, pour se rapprocher des standards américains. En revanche, sur certaines places comme Dubaï, il n’y a aucun reporting. Il faut aussi améliorer l’information; les marchés à terme se sont démocratisés et tout le monde peut y entrer, via des plateformes avec des contrats pilotés par des grandes banques. Mais, il ne suffit pas de regarder la météo, il faudrait des indicateurs de risque. Le trading à haute fréquence, entièrement effectué par des algorithmes, devrait être encadré, en imposant des durées minimales de détention des contrats. On pourrait aussi taxer la partie spéculative pure. Mais surtout, l’agriculture a besoin d’argent, d’investissements ! Tous ces fonds en ont, il faut réfléchir à un moyen de flécher cet argent vers la transition écologique.