Chronique
Des indicateurs en mal de repères
Constitutifs de la nouvelle logique de contrats voulue par la loi Alimentation, les indicateurs confiés aux interprofessions risquent de l’opposer à la logique du droit de la concurrence.
Beaucoup pensent aujourd’hui que la survie économique des agriculteurs passe par l’instauration d’un dispositif imposant de faire porter la vente de leur production par des contrats pluriannuels pour leur procurer une prévisibilité et une sécurité financière faisant actuellement défaut.
Sans surprise, en écho aux débats suscités l’année passée par les états généraux de l’alimentation (EGA), députés comme sénateurs ont, dans le cadre du projet de loi Alimentation en cours de discussion, adopté, à l’article 1er, un dispositif de la sorte. On sent bien que la réussite de cette construction contractuelle repose avant tout sur le prix payé par l’acheteur, qui doit être idéalement suffisant pour assurer au producteur un revenu correct.
À cette fin, le prix doit être adéquatement fixé au moment de la conclusion du contrat. Mais il doit aussi, s’agissant d’une relation pluriannuelle portant sur des produits s’échangeant sur les marchés mondiaux, être susceptible d’évoluer tout au long de celle-ci pour refléter l’évolution de la conjoncture dans laquelle ce contrat s’inscrit. D’où la nécessité de dégager des indicateurs (ou indices) permettant à la fois la fixation initiale du prix et son évolution.
Le projet de loi dispose à cet égard que ces indicateurs doivent mettre en évidence les « coûts pertinents de production en agriculture et à l’évolution de ces coûts », « les prix des produits agricoles et alimentaires constatés sur le ou les marchés sur lesquels opèrent l’acheteur et l’évolution de ces prix » et, enfin, « la composition, la qualité, l’origine, la traçabilité ou au respect d’un cahier des charges ».
Défiance de l’Autorité de la concurrence
Il charge expressément les organisations interprofessionnelles de diffuser (et donc d’élaborer) de tels indicateurs (en cas de carence, cette tâche reviendrait à l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires).
Le choix des interprofessions est logique puisque celles-ci sont sans doute les mieux à même de disposer des éléments pertinents pour la filière dont elles ont la charge. Rappelons qu’elles sont déjà investies, de par la loi, d’une mission de « développement des démarches contractuelles dans (leur) filière » (article L 632-1 du Code rural et de la pêche maritime). Il semble toutefois que la création des indicateurs voulus par le législateur ne va pas de soi si on quitte le droit de l’agriculture pour se tourner vers celui de la concurrence.
Dans son étude thématique « Agriculture et concurrence » de 2012, l’Autorité française de la concurrence avait déjà manifesté une grande défiance envers des indicateurs qui peuvent être, il est vrai, regardés comme des instruments d’entente sur les prix des produits concernés. Il s’ensuit que l’Autorité n’admet, dans sa logique et en bref, que la diffusion par un organisme interprofessionnel d’indicateurs « non normatifs » (ne s’imposant pas aux opérateurs) et tournés vers le passé (« statistiques ») afin qu’ils ne puissent peser sur la formation actuelle et à venir des prix.
Des indicateurs tournés vers l’avenir
Plus récemment, dans son avis sur le même thème du 4 mai dernier, l’Autorité de la concurrence n’est pas revenue sur sa position qui admet toujours la fixation d’indicateurs, à condition qu’ils n’influencent pas la détermination des prix, alors même qu’elle avait connaissance du projet en cours de discussion.
Autant dire que les seuls indicateurs trouvant a priori grâce aux yeux des Autorités de la concurrence – non contraignants et reflets du passé – ne seront d’aucune utilité pour le dispositif contractuel annoncé pour la rentrée, lequel suppose, pour être efficace, que les indicateurs s’imposent aux parties et qu’ils soient tournés vers l’avenir, afin de peser sur la détermination des prix durant la période d’exécution du contrat…
Même si le président de la République avait annoncé, en octobre dernier, dans le cadre des EGA, que le droit de la concurrence devrait savoir s’effacer devant celui de l’agriculture dans l’intérêt des producteurs, on sent bien que le choc des logiques juridiques va être rude.
LE CABINET RACINE
Racine est un cabinet d’avocats indépendant spécialisé en droit des affaires. Avec un effectif total de deux cents avocats et juristes dans sept bureaux (Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Nantes, Strasbourg et Bruxelles), il réunit près de 30 associés et 70 collaborateurs à Paris. Samuel Crevel, associé, y traite des questions relatives à l’agriculture et aux filières agroalimentaires. Magistrat de l’ordre judiciaire en disponibilité ayant été notamment chargé des contentieux relatifs à l’agriculture à la Cour de cassation, il est directeur scientifique de la Revue de droit rural depuis 2006.
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