Chronique
Dégénérescence de marque : quel public pertinent ?
Un arrêt du tribunal de première instance de l’Union européenne apporte un éclairage intéressant quant au public pertinent pour valider l’exploitation d’une marque.
Le droit des marques sanctionne de déchéance, entre autres, la marque devenue la désignation usuelle ou nécessaire d’un produit ou d’un service. Il s’agit de stigmatiser le défaut de vigilance d’un titulaire qui a laissé sa marque passer dans le langage courant, de telle manière qu’elle en a perdu sa distinctivité par rapport au produit ou au service qu’elle désignait. L’exemple le plus significatif que l’on puisse en donner reste la marque « Frigidaire », mais n’oublions pas les avatars des titulaires des marques « Caddie » et « Piña Colada », ce dernier cas montrant que ce risque de déchéance peut parfaitement affecter le secteur agroalimentaire. L’analyse revient à faire un bilan de la distinctivité d’un signe valable au moment de son enregistrement, après, souvent, plusieurs années d’usage.
Nous savons que l’exigence de distinctivité est une condition indispensable à la validité d’une marque, puisqu’elle va permettre au public pertinent d’associer un produit ou un service à sa véritable origine industrielle ou commerciale, et de le distinguer ainsi d’un autre produit ou service de même nature, répondant au même besoin pour les utilisateurs, mais n’ayant pas la même origine. Mais qui est ce public pertinent ? Traditionnellement, la jurisprudence rendue en droit des marques raisonne par rapport au « consommateur moyen, normalement prudent et diligent », mais il faut bien admettre que dans certaines circonstances, cet unique référentiel est soit insuffisant, soit totalement inadapté.
Nouvelle jurisprudence
C’est ce que vient de rappeler le tribunal de première instance de l’Union Européenne par un arrêt du 8 novembre 2018, dans une affaire qui concernait le commerce de vélos d’intérieur de marque Spinning, en République tchèque.
En raison de leur prix très élevé, ces vélos d’intérieur étaient acquis à 95 % par des exploitants professionnels de salles de fitness ou d’établissements sportifs, et à 5 % seulement par des consommateurs finaux, mais la division d’annulation de l’OAMI, puis sa chambre des recours ont quand même limité leur analyse à ces seuls consommateurs finaux.
Une analyse anéantie par le tribunal de première instance qui observe que ces exploitants jouent un rôle central sur le marché des équipements d’exercice, et, par ailleurs, exercent une influence déterminante dans le choix, par les utilisateurs finaux, des services d’entraînement physique. Ainsi, par leur connaissance de la fonction d’indication d’origine de la marque Spinning, ces exploitants permettent aussi la réalisation du processus de communication entre les prestataires de ces services et les consommateurs finaux.
On en déduit qu’ils jouent un rôle de prescripteurs pour les quelques consommateurs qui font l’acquisition de ces produits. Au cas d’espèce, le tribunal ne dit pas qu’il n’y avait pas lieu de faire référence aux consommateurs, mais qu’il était indispensable de prendre en considération la perception des professionnels. Le public pertinent était donc constitué de ces deux catégories, dont l’une est très nettement dominante.
C’est une analyse en termes de marché de référence comme on la pratique depuis toujours en droit de la concurrence : d’abord on circonscrit le marché pertinent, puis on analyse le comportement de ses acteurs.
Le tribunal reproche à la chambre des recours d’avoir méconnu « la perception des professionnels sur ce marché… ».
L’analyse du risque de confusion concernée
L’analyse ouvre la porte à une prise en compte de la perception des seuls professionnels sur des marchés qui leur sont exclusivement destinés. D’autant que la définition du public pertinent n’intéresse pas que la déchéance de marque, mais aussi, l’analyse du risque de confusion en cas d’imitation de marque.
Savoir qui a été induit en erreur, ou aurait pu l’être, implique nécessairement une circonscription minutieuse du marché en cause. Le droit des marques conforte ainsi sa position à l’intérieur du droit économique, ce qui est logique puisque la marque est un élément incorporel du fonds de commerce, et qu’une clientèle y est attachée.
Maître Didier Le Goff
Fort d’une expérience de plus de 25 années dont près de 20 ans comme associé d’un cabinet parisien de premier ordre tourné vers le droit commercial et la vie des affaires, Maître Didier Le Goff a créé, en 2016, une structure dédiée à l’entreprise pour lui proposer des services adaptés, en conseil ou contentieux. Titulaire d’une mention de spécialisation en droit de la propriété intellectuelle, il a développé une compétence générale en droit économique qu’il enseigne en Master II Droit du marché de l’université de Nantes, avec une prédilection pour l’agroalimentaire tant en droit national qu’européen ou international.
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