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« Les agriculteurs partagent une même exaspération, mais n’ont pas les mêmes attentes », selon François Purseigle

Quelles sont les principales raisons qui poussent les agriculteurs à manifester leur mécontentement ? Qu’attendent-ils notamment de l’Europe et, plus largement, des politiques ? Autant de questions qu’une enquête menée par François Purseigle, professeur des universités en sociologie à AgroToulouse, avec Pierre-Henri Bono, économètre au Cevipof-Sciences Po, avec le groupe Réussir tente d’éclairer. 
 

François Purseigle devant le bâtiment de Sciences Po
par François Purseigle, professeur des universités en sociologie à AgroToulouse.
© Aurore Papegay_SciencesPo CEVIPOF

François Purseigle, professeur des universités en sociologie à AgroToulouse, avec Pierre-Henri Bono, économètre au Cevipof-Sciences Po, publient dans la revue Esprit « Colères agricoles », article présentant les résultats d’une vaste étude réalisée en collaboration avec le groupe Réussir auprès d’une population de 1434 chefs d’exploitation, interrogés entre le 8 et le 29 avril 2024 après les manifestations agricoles de l’hiver (1), mais aussi d’observations de terrain et d’entretiens réalisés avec de nombreux acteurs du monde agricole. 

A travers cette enquête ils tentent d’éclairer et objectiver les tendances sociales et politiques à l’origine des colères agricoles, en segmentant et en caractérisant les attentes multiples de cette population. Alors qu’une reprise du mouvement de contestation menace, alimenté par la perspective d’accord avec le Mercosur, François Purseigle en dit plus en répondant aux questions de Réussir.fr. 

Réussir : Votre enquête sur les raisons de la colère agricole montre un mouvement protéiforme mais le ras-le-bol de la complexité administrative (cité par 49% des chefs d’exploitation interrogés comme une raison qui les pousse à manifester) met tous les agriculteurs d’accord, non ? 

François Purseigle : Oui c’est vraiment un point commun entre tous les agriculteurs. Même si elle ne les impacte pas tous de la même manière, cette complexité administrative touche tous les agriculteurs au même moment. Certaines exigences réglementaires ne font plus sens aux yeux de bon nombre d’agriculteurs ou agricultrices et vont même parfois à l’encontre du maintien d’une agriculture familiale. Paradoxalement, certains cadres réglementaires « collent » davantage aux organisations les plus rationnalisées, aux entreprises de très grande taille qui peuvent mobiliser des ressources intellectuelles et financières plus rapidement pour y faire face. 

Pour un grand nombre, on refuse très souvent aux exploitations la possibilité de devenir des entreprises comme les autres mais pour autant on leur demande de répondre à des contraintes qu’on impose à la grande entreprise

La plupart des agriculteurs ne sont pas contre la protection de l’environnement et les normes qui y sont associées, ce sont même parfois eux qui sont en première ligne du changement climatique ou des crises sanitaires. La question porte sur les moyens pour répondre aux exigences réglementaires, la pertinence et la cohérence des normes associées et leur applicabilité dans des exploitations familiales françaises structurellement fragilisées. Pour un grand nombre, on refuse très souvent aux exploitations la possibilité de devenir des entreprises comme les autres mais pour autant on leur demande de répondre à des contraintes qu’on impose à la grande entreprise.

Lire aussi : François Purseigle : « Nous ne parviendrons pas à remplacer chaque départ par une installation »

Réussir : Pour 56, 6 % des agriculteurs interrogés dans votre étude, la cohérence entre les réglementations est une priorité, suivie par l’allègement des contraintes environnementales (49 %) et la simplification des procédures liées à la politique agricole commune (48 %). Y’a-t-il d’autres raisons communes à la colère ?

François Purseigle : Oui, l’analyse fine et statistique des textes des réponses à la question ouverte : « « Quelles sont selon vous les principales raisons qui poussent les agriculteurs à manifester leur mécontentement ? » montre qu’il y a la question de la « juste » rémunération qui est partagée. Quel que soit leur niveau de revenu, qu’il soit « petit » ou « grand », « éleveur » ou « céréalier », tous les agriculteurs veulent un juste prix, une juste rémunération. Quand ils se comparent avec leurs copains du lycée ou à d’autres ruraux ayant le même niveau de formation, ils considèrent qu’à travail équivalent en termes d’horaires ils ne sont pas assez rémunérés. Mais le caractère « juste » n’est pas perçue de la même manière pour un agriculteur plus proche de la Confédération paysanne, de la FNSEA ou de la Coordination rurale

Les agriculteurs se pensent abandonnés différemment : certains par l’Etat, d’autres par les organisations professionnelles, d’autres par les industriels

Une autre raison partagée est la dénonciation d’une forme d’abandon (exprimée par 37% des interrogés). Ils se pensent abandonnés différemment : certains par l’Etat, d’autres par les organisations professionnelles, d’autres par les industriels. D’autres se sentent abandonnés par les consommateurs ou les autres ruraux. « Ras le bol », « sentiment d’abandon », « quête d’une juste rémunération » sont les trois dimensions entremêlées d’une même gronde qui les conduit, par-delà leurs différences à se retrouver sous la même bannière, même s’ils n’ont pas tous les mêmes attentes vis-à-vis notamment des pouvoirs publics et de l’Europe.

Lire aussi : Colère des agriculteurs : comment le mouvement se propage en France et en Europe 

Réussir : Selon votre étude, les attentes diffèrent en effet beaucoup et se distinguent en trois groupes. Expliquez-nous.

François Purseigle : Ce qui est commun à tous les agriculteurs c’est qu’ils sont en quête d’une reconnaissance. Mais ce qui complique le jeu c’est que cette attente de reconnaissance se caractérise de façon différente selon le profil sociopolitique des agriculteurs.

Répartition des attentes selon le profil sociopolitique des agriculteurs

 

Certains agriculteurs (que l’on peut regrouper autour d’un pôle « écolo-socioaltermondialistes », dans l’étude, ndlr), se situant à gauche de l’échiquier politique et syndical, attendent une reconnaissance de type politique de leur contribution socioenvironnementale à la transition agricole, voire de la société. Ce groupe est numériquement moins fourni que dans le reste de la société. Ces agriculteurs attendent une reconnaissance pour service rendu (produits bio, circuits courts….). Ils estiment que le prix de leurs produits doit être ajusté voire même réévalué indépendamment du prix consenti à payer par les consommateurs.

D’autres agriculteurs (appelés « conservateurs identitaires et agrariens » dans l’étude, ndlr) attendent une reconnaissance pour raisons identitaires liées à leur pratique professionnelle. Ils défendent avant tout un métier, et un mode de vie, qu’ils considèrent ancré dans les territoires ruraux. Ils défendent le métier d’agriculteur, d’éleveur et des pratiques culturelles sociales comme la chasse. Cette gronde agricole, c’est aussi celle d’un monde qui ne veut pas mourir.

Lire aussi : Revendications, rémunération, conditions de travail : que pensent les Français des agriculteurs ?

Et puis il y a les agriculteurs (regroupant les libéraux proeuropéens et conservateurs floués selon l’étude) qui attendent une reconnaissance pour l’effort économique auquel ils contribuent. Ils attendent que le marché les récompense et que l’Etat reconnaisse le caractère stratégique de leur activité. Ils défendent un accès au marché. Ils ne sont pas contre la mondialisation comme le premier groupe mais pour le marché sans être confrontés à des distorsions de concurrence. Ils veulent se battre à armes égales. 

En analysant ces attentes différentes, on comprend mieux pourquoi les agriculteurs se sont tous retrouvés dans la rue et au bout du compte sont tous insatisfaits.

En analysant ces attentes différentes, on comprend mieux pourquoi les agriculteurs se sont tous retrouvés dans la rue et au bout du compte sont tous insatisfaits.

Voir nos articles sur les manifestations 

Réussir : Comment faire retomber cette colère sachant que les attentes sont très variées voire antagonistes ? En s’attaquant à la simplification des contrôles et en se déclarant avant tout « la ministre des agriculteurs » Annie Genevard prend-elle le problème par le bon bout ?

François Purseigle : On ne peut pas dire que jusque-là rien n’a été réglé. Même si certains considèrent qu’elles sont arrivées en retard, il y a eu des mesures d’accès aux vaccins (MHE et FCO, ndlr), des mesures de simplification ou encore des avancées autour de certains projets de retenues collinaires. Mais nous sommes face à une crise structurelle. L’incapacité de certains agriculteurs à conquérir des marchés est aussi liée à la restructuration non opérée des fermes françaises.

Aujourd’hui soit les consommateurs paient le prix d’un coût de production plus élevé soit on accepte de restructurer les exploitations

Aujourd’hui soit les consommateurs paient le prix d’un coût de production plus élevé soit on accepte de restructurer les exploitations et ce quelle que soit leur taille. On est face à un dilemme. Les Allemands et les Polonais ne sont pas plus performants uniquement parce qu’ils ont accès à certaines molécules, ils ont su restructurer leurs exploitations, organiser le travail différemment pour répondre à de nouvelles exigences qui sont celles notamment de la grande distribution et de certains marchés. Mais ça ne va pas se faire en six mois. La ministre, elle seule, ne peut pas s’attaquer à ça. Plus que jamais l’appareil de développement agricole doit être convoqué.

Lire aussi : Colère des agriculteurs : la FNSEA remobilise ses troupes à compter du 18 novembre

Réussir : L’accord du Mercosur met tous les agriculteurs d’accord contre lui, pensez-vous que le mouvement de contestation peut reprendre fortement dans quelques jours à l’occasion du G20 ?

François Purseigle : Il y a de grandes chances que le mouvement de contestation agricole reparte à cause des flottements autour de cet accord. Mais cela va être plus difficile de faire descendre tous les agriculteurs au même moment dans la rue. Tous n’ont pas terminé certains travaux des champs en raison notamment de la situation climatique. Et il y a des agriculteurs, désabusés, qui ont du mal à adhérer à certaines consignes syndicales. 

C’est difficile de lancer un mot d’ordre qui parle à tous quand les situations sont aussi disparates et les attentes orthogonales.

Lassés par certaines formes de mobilisation, ils vont réfléchir avant de descendre dans la rue. D’autant plus qu’ils n’ont pas tous la capacité d’avoir quelqu’un pour les remplacer à la ferme pendant qu’ils vont manifester. Il y a de la lassitude. Les agriculteurs ont moins le doigt sur la couture. Ils ont parfois tendance à s’échapper du champ corporatiste et c’est valable pour toutes les organisations syndicales. Et puis c’est difficile de lancer un mot d’ordre qui parle à tous quand les situations sont aussi disparates et les attentes orthogonales. 

Lire aussi : Panneaux retournés, enlevés, échangés ou bâchés, tracteurs sur les routes : des agriculteurs manifestent de nouveau leur colère

Réussir : La perspective des élections chambre attise la volonté des syndicats à se mobiliser pour gagner des voix… Mais l’opinion publique va-t-elle être du côté des agriculteurs cette fois-ci ?

François Purseigle : Oui c’est un peu la course à l’échalote. Tous les syndicats agricoles veulent profiter de la situation. Le risque est effectivement que l’opinion publique ne comprenne plus pourquoi ils sont encore dans la rue. On est dans un moment un peu particulier. Il faut arriver à bien jauger ce qui sera accepté socialement et tout en répondant en interne à une gronde toujours présente. 

Il faut que les agriculteurs arrivent à justifier que ce ne sont pas les enfants gâtés de la République

Alors que d’autres corporations sont également en colère, il faut que les agriculteurs arrivent à justifier que ce ne sont pas les enfants gâtés de la République. Au moment où ils réclament des choses, il faut que des changements s’amorcent mais certains changements structurels sont difficilement acceptés.

Relire : Elections européennes : pour qui les agriculteurs vont-ils voter ?

Réussir : Les agriculteurs se plaignent aussi des évolutions de la PAC. Le profil de Christophe Hansen, nouveau commissaire à l’Agriculture, issu d’une famille d’agriculteurs et qui a abordé dès son audition la perte de son frère agriculteur, est-il susceptible de réconcilier les agriculteurs avec les décisions bruxelloises ?

François Purseigle : Il faut l’espérer mais ce n’est pas parce que quelqu’un vient du monde agricole qu’il aura toutes les réponses, moi le premier ! La filiation ou la fibre sentimentale ne suffira pas ! Un élément qu’il convient de souligner c’est que malheureusement les marges de manœuvre du commissaire sont limitées. Il doit composer avec des pays où le malaise agricole ne se pose pas ni s’exprime de la même façon. Comme en Espagne ou en Allemagne. La pression sur la Commission est différente d’un pays à l’autre. Et les marges de manœuvre au niveau budgétaire sont aussi limitées. L’effacement de la population agricole et la déstabilisation profonde de l’agriculture familiale n’émeuvent pas toujours dans certains pays. Nos voisins ne sont pas tous autant attachés au modèle de l’agriculture à la française et les agriculteurs ne constituent pas (contrairement à la France) une figure centrale de leur politique. Quelles que soient les organisations, le grand défi pour les agriculteurs sera d’aller trouver des alliés par-delà les frontières et leurs différences pour peser au niveau européen.

Lire aussi : Accord UE-Mercosur : « Les agriculteurs seront quoi qu’il arrive dans la rue au moment du G20 mi-novembre au Brésil »

 

(1) L’enquête a pris la forme d’une consultation par courriel, conçue par Pierre-Henri Bono et François Purseigle en collaboration avec le groupe de presse Réussir. Les résultats ont été redressés à partir du recensement de la population, en ne gardant que les exploitants agricoles, en fonction de l’âge, du sexe et de la région du répondant. À l’issue du redressement, l’échantillon concerne 1 258 agriculteurs. La diffusion de cette enquête auprès des chefs d’exploitation a été réalisée en partenariat avec le groupe Réussir. Parmi les personnes interrogées dans l’enquête, 39,6 % ont participé aux manifestations de l’hiver 2023-2024 (13 % de manière très régulière), 43 % soutenaient le mouvement sans pour autant avoir manifesté et 13 % n’ont participé à aucune manifestation en raison de désaccords avec les principales revendications affichées.

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