Crise sanitaire
Il faut sauver l’agneau pascal
Le confinement bouleverse la consommation d’agneau de Pâques. Les opérateurs se démènent (ou non) pour proposer de la viande française.
Le confinement bouleverse la consommation d’agneau de Pâques. Les opérateurs se démènent (ou non) pour proposer de la viande française.
En restreignant les possibilités de se retrouver en famille, le confinement imposé par le Covid-19 bouleverse le marché de l’agneau. Cette viande est en effet consommée traditionnellement lors des fêtes de Pâques juive, chrétienne, orthodoxe ainsi qu’au début du Ramadan, le 23 avril. À défaut de consommation, de nombreux agneaux risquent de ne pas trouver preneurs.
Pour éviter cela, la FNO et Interbev se sont très vite mobilisés pour limiter les impacts d’un fort ralentissement de l’activité commerciale provoquée par le confinement. Les discussions engagées au sein de l’interprofession ont permis de prendre des engagements sur la limitation des importations, le maintien de l’activité d’abattage, la proposition de découpe adaptée au libre-service et la valorisation de l’agneau français auprès du consommateur.
Des pièces plus petites et des messages radiophoniques
Cette valorisation de l’agneau s’est notamment traduite par un ambitieux plan de communication à la radio et les réseaux sociaux. Du 2 au 12 avril, des messages publicitaires sur les principales radios ainsi que sur Facebook ont rappelé la tradition de l’agneau de Pâques tout en proposant de nouvelles recettes.
La filière ovine française a dû rapidement faire évoluer l’offre du traditionnel gigot pascal vers des morceaux plus petits, tranches de gigot, souris, gigot raccourci, rôti dans la selle, plus adaptés à un petit nombre de convives. L’occasion de ressortir tout le travail réalisé dans le cadre d’Agneau Presto de 2008 à 2014. Cette opération visait à proposer aux consommateurs des découpes modernes, pour quatre convives, rapides à préparer (à griller en moins de 10 minutes ou à rôtir en moins de 30) et avec moins de déchets dans l’assiette. Celle-ci avait permis de former les opérateurs à ces nouvelles découpes et faire connaître ces nouvelles façons de préparer l’agneau. Des efforts qui se poursuivent aujourd’hui avec la démarche « L’agneau, l’essayer, c’est l’adorer » et le site www.jadorelagneau.fr/pro qui propose des fiches techniques, des recettes et des vidéos illustrant ces nouvelles découpes.
15 000 agneaux à Intermarché
Dans les grandes surfaces, la situation est contrastée. « Certaines enseignes jouent le jeu et mettent effectivement en avant l’agneau français en cohérence avec la campagne de communication », constate la Fédération nationale ovine. Auchan, Système U ou Intermarché ont ainsi fait la promotion de l’agneau français dans leurs enseignes. Dès le 24 mars, le patron d’Intermarché Thierry Cotillard appelait sur RTL les Français à manger de l’agneau français à Pâques même si on ne se réunit pas en famille. Intermarché se veut solidaire en affirmant que, « en temps de crise aiguë, il est d’autant plus important d’être présents et de soutenir notre agriculture française ». L’enseigne espère ainsi vendre à Pâques 15 000 agneaux français en conservant son circuit d’approvisionnement. Intermarché, qui achète chaque année 280 000 agneaux français en moyenne, veut ainsi s’afficher en tant que partenaire pérenne et durable des filières agricoles françaises. Pour Pâques, les 3 700 bouchers et 1 600 chefs bouchers de l’enseigne vont proposer en libre-service et au rayon traditionnel des découpes touchant un public large, allant des mono-consommateurs aux familles nombreuses. Intermarché a aussi recommandé à ses magasins de faire évoluer son offre en proposant des produits qui correspondent mieux à des familles en nombre plus restreint.
Mobilisation générale
Mais toutes les grandes surfaces ne font pas le même effort. La FNO dénonce même des pratiques frauduleuses en montrant, images à l’appui, des gigots néo-zélandais vendus comme agneau français chez Leclerc ou Carrefour. « Ces enseignes profitent des moyens mis en œuvre pour valoriser l’agneau français et proposent en réalité dans leurs rayons de l’agneau néo-zélandais vendu deux fois et demie moins cher que l’agneau français et dont les conditions de réfrigération, compte tenu de son éloignement géographique, sont contestables d’autant qu’elles ne font pas l’objet d’une explication transparente au consommateur ». La FNO trouve cette situation d’autant plus inacceptable que le syndicat avait proposé la solution du don défiscalisé auprès des établissements de santé. Solutions notament repris en Alsace et en Auvergne-Rhône-Alpes.
Des agneaux vendus en drive par la coopérative
À défaut de vendre dans les supermarchés, certaines coopératives se sont organisées pour passer à la vente directe. Dans le Centre-Ouest, l’organisation de producteurs ovins Ecoovi a mis en place un système de drive et de vente directe. « Ce n’est pas du tout l’activité de la coopérative normalement, explique Guillaume Metz, le président de la structure. D’habitude, nous vendons les agneaux à l’abattoir qui se charge ensuite de la commercialisation ». La force d’Ecoovi, c’est de travailler avec la Sodem, une entreprise d’abattage détenue par les éleveurs et dont la présidence revient au même Guillaume Metz. « En concertation avec la force de vente de la Sodem, nous avons donc mis en place un service de vente directe de caissettes, sur six points de vente. Trois nouveaux devraient être prochainement mis en place pour répondre à la demande », poursuit le Guillaume Metz.
La création de ce circuit de commercialisation n’est pas anodine car elle fait suite à une demande des éleveurs qui ont reçu de nombreuses demandes de particuliers qui souhaitaient leur acheter de l’agneau. « On sent une réelle solidarité avec nos voisins qui ont vraiment envie de nous aider à leur niveau, donc en mangeant de l’agneau », apprécie le président de la coopérative. Les éleveurs de la coopérative sont appelés à faire savoir au plus vite leurs prévisionnels d’agneaux et ce sont eux qui assureront les permanences sur les points de vente. L’abattoir dispose en outre d’un camion frigorifique de 3,5 tonnes qui facilitera grandement l’approvisionnement de ces drives temporaires. « Nous ne pouvons pas prédire combien d’agneaux nous allons pouvoir vendre, il s’agit d’une clientèle très locale donc pas extensible avec les restrictions de déplacements que nous connaissons, reconnaît Guillaume Metz. Néanmoins, c’est toujours l’occasion de mettre en valeur la production locale et de montrer tout le travail réalisé par les éleveurs et la filière ».
D’autant que l’offre correspond aux attentes des confinés, puisque les caissettes de cinq kilos chacune, contiennent du gigot, de l’épaule et des côtes, désossés ou non. En plus des caissettes, la coopérative met en vente des merguez au détail. Une partie du prix sera reversée dans une caisse "coup dur" destinée aux éleveurs.
Solidarité basque et béarnaise envers les éleveurs et le personnel soignant
Même initiative dans les Pyrénées-Atlantiques où les coopératives Caoso, Axuria et AOBB se sont unies pour organiser une vente directe et proposer des caissettes de viande à commander avant Pâques. « C’est un pari, raconte Stéphane Chetrit, président de l’Alliance ovine basco-béarnaise (AOBB), sur Europe 1. On a mis une grande machine en marche sans en connaître le résultat. On s’est dit : 'Il y a 480 000 habitants sur le département, on a 40 000 agneaux à vendre, eh bien… feu !' »
Le site boutique.agneaudelaitdespyrenees.com permet de payer ses commandes en lignes. Les caissettes de 6,5 kg sont vendues 91 euros et contiennent deux épaules, deux gigots et deux carrés de côtes, chaque pièce étant emballée sous-vide et donc facilement congelable. Les agneaux de lait des Pyrénées IGP label rouge sont ainsi vendus 14 euros du kilo.
« En une journée, nous avons déjà reçu des commandes pour 600 agneaux entiers, se félicite David Carpentier de l’Association régionale des éleveurs ovins viande et lait d’Aquitaine (Areovla). Nous sommes dans un département où il y a beaucoup d’ovins et les gens veulent aider les éleveurs ». Le fait de reverser un euro par achat aux hôpitaux du département a aussi pu contribuer à cet engouement. « Si on arrive à passer 2 000 agneaux dans ce contexte, on sera déjà content », admet David Carpentier en rappelant les difficultés de créer de toutes pièces un drive et de faire abattre les agneaux à cause du manque de main-d’œuvre dans les abattoirs. Le drive implique aussi les 700 éleveurs coopérateurs puisqu’ils assureront la distribution dans 45 points de vente, des gares, des boulangeries, des stades ou des jardineries. Afin d’éviter au maximum les contacts, les acheteurs pourront récupérer les colis posés sur une table après avoir donné leur nom. « Nous avons validé notre procédure avec les services sanitaires », explique David Carpentier. La plateforme de vente pourrait perdurer au-delà de Pâques.
Start-up et drive pour compenser les marchés
Pour les éleveurs vendant la viande en direct, il a aussi parfois fallu se réorganiser en vendant via des points de vente éphémères, les drive ou les livraisons à domicile. Comme pour les drives de supermarché, les drives fermiers ont profité d’un engouement des consommateurs. Dans les 45 drives fermiers du réseau Bienvenue à la ferme, le nombre de paniers hebdomadaires est passé de 80 à 240 et le panier moyen de 45 à 80 euros, rapporte Agra Presse. Des points de retrait éphémères ont également été mis en place avec ou sans l’aide de start-up comme La Charrette ou La Ruche qui dit oui. Le panier moyen a ainsi progressé de 40 % à la Ruche qui dit oui. Sur sa plateforme alimentationcitoyenne.fr, Miimosa propose aussi mettre en lien les consommateurs et les producteurs locaux.
Le marché international de Rungis a, lui aussi, expérimenter un service de livraison à domicile pour les particuliers. « C’est un peu les taxis de la Marne de la guerre contre le coronavirus », explique le président du marché de Rungis sur France Info. Le site propose rungislivrechezvous.fr propose des produits frais mais, dommage, pas d’agneau la semaine avant Pâques. Les régions se sont aussi rapidement mobilisées en créant rapidement des plateformes qui recensent les producteurs à proximité, à l'image de solidarite-occitanie-alimentation.fr en Occitanie et plateforme.produits-locaux-nouvelle-aquitaine.fr en Nouvelle-Aquitaine.
Un avenir très incertain
Les bouchers-charcutiers aussi continuent de vendre de l’agneau français mais en moins grande quantité (voir l’avis de Jean-François Guihard, président de la Confédération française de la boucherie-charcuterie). Et après l’annonce de l’interdiction des marchés de plein vent depuis le 24 mars, il ne restait qu'un quart des 10 000 marchés de plein vent à avoir obtenu une autorisation préfectorale pour être rouverts. Ce sont « pour la majorité des marchés de très petites communes, constatait fin mars Monique Rubin, présidente de la Fédération des marchés de France, interrogée par Agra Presse. Seulement 210 marchés sont ouverts dans des communes de plus de 2 500 habitants ».
En plus des fortes difficultés pour vendre au moment de Pâques, ce sont aussi les conséquences à long terme du Covid-19 qui inquiètent. Quid de la consommation d’agneau si une récession ou une crise économique s’installe ? La volonté de renationaliser la production agricole profitera-t-elle à l’élevage ovin ? Nous n’en sommes qu’au début…
L’avis de Jean-François Guihard, président de la Confédération française de la boucherie-charcuterie
« Des pièces plus petites mais moins d’agneaux que l’an dernier »
« La boucherie traditionnelle va continuer à privilégier l’agneau français. Pâques est un moment important pour les éleveurs ovins français, ça l’est aussi pour la boucherie-charcuterie. C’est pour nous le deuxième week-end de l’année après Noël. On va continuer à vendre de l’agneau mais de façon différente. On va s’adapter aux familles réduites en faisant du piéçage, du gigot raccourci, de la selle, des carrés simples ou doubles, des épaules entières… On va aussi jouer sur le conseil en rappelant qu’il y a des solutions pour les restes que l’on peut consommer en hachis Parmentier ou en tomates farcies. Pour l’instant, nous avons moins de clients mais le panier moyen est plus important, ce qui maintient notre chiffre d’affaires. Pour Pâques, j’anticipe quand même une baisse des ventes et j’ai réduit mon approvisionnement en agneau de 30 % par rapport à l’an dernier. C’est malheureux mais je suis obligé de rester prudent. Les gens ne s’invitent plus et consomment différemment. Ils cuisinent davantage et achètent plus de produit brut au détriment des produits cuisinés. Avec les enfants à la maison, les steaks, saucisses et cordons bleus se vendent bien. Par contre, notre activité traiteur, qui représente 20 % du chiffre d’affaires en moyenne dans les boucheries, diminue fortement. Je suis outré que le gouvernement ait fermé de nombreux marchés et pousse les gens à aller dans les supermarchés alors que la sécurité sanitaire est aussi bonne dans les halles ou les marchés de plein air. Un cinquième de nos adhérents sont sur les marchés et sont fortement impactés. Je remercie les maires qui ont eu le courage de les maintenir pour soutenir nos artisans et nos producteurs ».
« La fragmentation des consommateurs va rester forte »,
Pour Pascale Hébel, directrice du pôle consommation du Crédoc, la crise du Covid-19 va renforcer l’attente d’une relocalisation de l’alimentation mais recentrer une partie des Français sur l’alimentation accessible.
Dans ce contexte de crise, les Français privilégient les produits de première nécessité au détriment de produits labellisés. Pourtant ces produits sont associés à des valeurs rassurantes ?
Les achats des premières semaines se sont concentrés sur des produits basiques qui se stockent. Plus récemment on observe une forte hausse des produits surgelés salés. À chaque crise, on a ce phénomène de panique avec effet d’imitation qui oriente vers des choses faciles à stocker. On revient au besoin primaire avec une crainte de hausse des prix. Les ventes de conserves ont aussi explosé. Les gens veulent des produits prêts à l’emploi. C’est plutôt la volaille en version surgelée que le poulet entier label rouge qui va fonctionner. Si le label rouge ou l’AOC se vend moins c’est plus parce que le circuit classique qui leur correspond est mis à mal par les mesures de confinement. On est obligé de faire ses courses au plus proche et d’y aller le moins possible. Ça limite la consommation de produits frais. Ce n’est pas forcément lié au fait qu’on n’en veut pas mais que le mode de consommation actuel est très contraint. Il y a aussi pour certains produits les effets d’une offre inadaptée.
Les Français vont-ils continuer de privilégier l’achat de base sur le produit plaisir ?
La nécessité passe avant le plaisir. Les gammes vont se simplifier pour optimiser la gestion des rayons et l’offre numérique. La très forte hausse du drive implique une simplification en se resserrant sur les produits les plus consommés pour être cohérent avec une efficacité de la chaîne de production. Habituellement, 20 % de l’alimentation concerne les repas à l’extérieur, les repas exceptionnels, festifs ou l’on invite des gens. Là, on est vraiment dans la cuisine du quotidien. Et c’est un mythe de croire que la population entière s’est remise à faire de la cuisine. Il y a une perte de savoir-faire phénoménale, on ne va pas le rattraper. En 1991, les Français ont stocké de l’huile, du sucre et de la farine. Aujourd’hui, il y a toujours un peu la farine mais il a surtout eu une ruée sur les pâtes, un produit facile à préparer.
La multiplication des démarches pour proposer des produits élaborés localement, souvent avec un contact direct aux producteurs peut-elle perdurer ?
Les hypermarchés s’effondrent. On va dans les supermarchés de proximité. Les circuits courts comme La Ruche qui dit oui ! explosent. Tous ceux qui sont organisés pour faire de la vente directe ne pourront pas répondre à la demande dans les semaines qui viennent. Ça fait 10 ans qu’on voit monter la préoccupation du local mais cette crise va la renforcer. Les gens entendent les dangers de la mondialisation, de la perte d’autosuffisance alimentaire. Ils se disent qu’il vaudrait mieux un modèle où l’on produise plus en local. Il y a cette idée qu’il vaudrait mieux avoir des chaînes de production courtes et relocalisée. On l’avait déjà constaté avec la crise de la viande de cheval.
Les consommateurs feront-ils l’effort d’acheter français même si c’est plus cher ?
La fragmentation des consommateurs va rester forte. Une partie des consommateurs continueront après la sortie de crise à privilégier la planète avec des produits intégrant des valeurs de développement durable et leur santé personnelle. Mais ça ne gagnera pas tout le monde car une partie de la population aura moins de moyens. Ils ne vont pas chercher des produits plus haut de gamme. Actuellement, il y a un effet revenu fort sur l’achat local car en général les prix sont plus élevés que de la production de masse, souvent importée.
L’avis de Stéphane Linou, auteur du livre Résilience alimentaire et sécurité nationale
« Reterritorialiser la production »
« Aujourd’hui, tout est interconnecté, et nous avons laissé l’agriculture et l’alimentation en totale délégation. Nous sommes sous perfusion : au niveau énergétique ; pour les protéines végétales ; la main-d’œuvre ; les produits phytosanitaires ; le phosphore ou encore les machines. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait des conséquences en cascade lorsqu’un grain de sable s’immisce dans les rouages. Cette crise est un coup de projecteur sur nos vulnérabilités. Il faudrait reterritorialiser le plus possible la production et la consommation et sortir de l’ébriété énergétique dans laquelle nous sommes. Cela permettrait aussi de répondre aux enjeux climatiques, de la biodiversité, de contraction énergétique et de la vulnérabilité des flux qui sont tous articulés. À force d’acheter des productions qui viennent de loin ou de ne pas payer au juste prix nos productions locales, nous avons détruit nos infrastructures nourricières locales. Avec nos actes de consommation, nous avons fabriqué de l’insécurité localement. Le président de la République a lui-même annoncé le 12 mars que " déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie ". »