Prévention du suicide en agriculture : l’omerta se rompt
Avec la remise récente de deux rapports parlementaires et le lancement, mi-avril, de la « trousse de premiers soins » du réseau Agri-sentinelle, la question de la prévention du suicide en agriculture avance. Les tabous tombent.
Avec la remise récente de deux rapports parlementaires et le lancement, mi-avril, de la « trousse de premiers soins » du réseau Agri-sentinelle, la question de la prévention du suicide en agriculture avance. Les tabous tombent.
« Tu m’as laissée en vie : suicide paysan, veuve à 24 ans », le livre d’Antoine Jeandey et Camille Beaurain, publié en septembre 2019, raconte le décès du mari de celle-ci alors que le couple gérait, dans la Somme, un élevage de porc et des cultures. Un témoignage rare même si la surmortalité par suicide dans le monde agricole est avérée depuis les années 1970 et que plusieurs films abordent cette difficile question dans le monde de l’élevage. Endettement, dénigrement, isolement, relations familiales complexes, poids de la transmission, modèle agricole poussant parfois à une course à l’agrandissement, sentiment de perte de la liberté d’exploiter, surcharge de travail et manque de reconnaissance… la liste des causes est longue.
Olivier Damaisin, député du Lot-et-Garonne, émet 29 propositions d’action dont la pérennisation du financement de l’aide au répit via la MSA, lancée en 2017 afin que les agriculteurs en grande difficulté puissent prendre du repos. Il a remis son rapport sur l’identification et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté et la prévention du suicide, au gouvernement, le 1er décembre dernier. Y figurent aussi le besoin de revalorisation de l’agriculture et de son rôle social mais aussi une information générale et non stigmatisante sur le mal-être afin de le sortir des tabous. Sans oublier le besoin de coordonner les actions. Même constat d’ailleurs du côté des sénateurs. Le ministre de l’Agriculture a ainsi reçu, le 24 mars, les 63 recommandations de Françoise Férat (Marne) et Henri Cabanel (Hérault) adoptées par le Sénat le 17 mars 2021.
Mieux connaître les dispositifs existants
« Depuis 2011, l’année du suicide comme grande cause nationale, plusieurs dispositifs se sont construits », souligne Véronique Maeght-Lenormand, médecin du travail qui pilote le plan national de prévention du suicide à la MSA. L’observatoire national du suicide, mis en place en 2013 a sa place dans le dispositif de prévention car, même si les statistiques sont très décalées dans le temps, il permet de faire émerger ce sujet. « Nous manquons de données mais certains liens interrogent comme la forte mortalité par suicide chez les éleveurs de bovins lait et de bovins viande dans les années 2008 à 2010, dans contexte économique difficile », pointe Véronique Maeght-Lenormand.
Le dispositif Agri'écoute, ouvert en 2014, s’est professionnalisé en 2018. La MSA l’a confié à un prestataire privé indépendant qui mobilise des psychologues cliniciens formés à la gestion du mal-être et des situations de crises suicidaires (voir encadré). Solidarité Paysan travaille depuis longtemps sur un accompagnement large des agriculteurs en difficulté. Trente-cinq cellules pluridisciplinaires (finance, santé, famille, organisation du travail) se sont montées dans les MSA. Elles prennent en charge entre 2 000 et 3 000 dossiers chaque année ; les trois quarts d’exploitants et un quart de salariés. « Nous organisons aussi des soirées grand public sur la question du mal-être et de la crise suicidaire. On a tous le droit d’avoir des baisses de moral, mais il ne faut pas tomber dans la spirale », pointe la responsable. Elle et son équipe travaillent pour mieux articuler et promouvoir les services, de l’aide au répit à la santé sécurité au travail dès l’installation.
Devenir sentinelle pour détecter les agriculteurs en détresse
Les dispositifs de prévention ne sont pas toujours connus des professionnels qui côtoient les agriculteurs. « Agri-sentinelles veut amplifier l’action de ces dispositifs en constituant un réseau composé notamment de techniciens, de conseillers, d’inséminateurs et de vétérinaires capables de lancer l’alerte. Toute personne qui souhaite agir dans la lutte contre la détresse des agriculteurs est invitée à manifester son intérêt auprès de son employeur et à se former », explique Delphine Neumeister qui anime Agri-sentinelles avec Elsa Delanoue (Idele, Ifip, Itavi). Mi-avril, le réseau a d’ailleurs mis en ligne sa « trousse de premiers soins ». Ce dépliant, facile à imprimer et à emporter, donne des clés comme les signaux de détresse qui doivent alerter et les numéros de téléphone utiles. Il rappelle aussi que le rôle des « sentinelles » n’est pas de se substituer aux professionnels de l’accompagnement mais bien de détecter l’agriculteur en détresse et de l’accompagner vers un dispositif pertinent. Adapter son comportement n’est en effet pas inné et les interrogations sont légitimes tant vis-à-vis de l’agriculteur qui va mal que vis-à-vis de ses propres émotions. Le site du réseau fournit déjà des ressources comme les coordonnées de 270 professionnels, partout en France, et des formations pour les sentinelles. Gérard Viel préside la section porcine de La Coopération agricole bétail et viande qui soutient la démarche. « La filière porcine de La Coopération agricole s’inscrit dans cette dynamique et soutient les démarches de ses adhérents pour contribuer à prévenir les situations de détresse, en s’appuyant sur le maillage territorial des sentinelles : il s’agit là de conforter le lien social des éleveurs sur leur territoire en s’appuyant sur le binôme salarié/éleveur pour contribuer à rompre un isolement, et pour faciliter la détection des situations de détresse d’agriculteurs, en facilitant le lien avec les actions sociales existant au niveau de chaque territoire. Bien que mis en place après les périodes difficiles pour la filière porcine, ce dispositif est amené à grandir et reste au cœur des préoccupations de La Coopération agricole – filière porcine », conclut l’élu.
Côté web :
Le réseau Agri-sentinelles a mis en ligne un dépliant qui donne les clés comme les signaux de détresse qui doivent alerter et les numéros de téléphone utiles :
https://reseau-agri-sentinelles.fr/wp-content/uploads/2021/04/Trouse-de…
Agri’écoute : 09 69 39 29 19, en tout anonymat
Agri’écoute accessible 24 h/24, 7j/7 a été sollicité 3 720 fois en 2020. Au 09 69 39 29 19 (prix d’un appel local, gratuit depuis une box), des psychologues spécialisés écoutent en tout anonymat. Il est possible d’avoir trois rendez-vous téléphoniques avec le même professionnel. Même si le dispositif est financé par la MSA, celle-ci ne sera contactée que si l’appelant désire être redirigé vers la cellule pluridisciplinaire de son département.
Avis d’expert : Dr Pierre Grandgenèvre, psychiatre (CHU-Lille), programme Papageno (prévention du suicide)
« Ne restez pas seul, parlez-en »
« Il est difficile de trouver des mots pour expliquer le suicide. On sait qu’il survient lorsque la souffrance devient insupportable. Problèmes de santé physique ou psychiatrique, difficultés financières, traumatismes, veuvage ou divorce, conditions de travail… lorsque ces situations s’accumulent, une goutte d’eau suffit parfois pour faire déborder le vase. Même si la douleur psychique est invisible aux yeux, nous pouvons aider une personne en crise suicidaire à entrevoir d’autres solutions car ce processus n’est pas irréversible. Soyez assuré que le suicide est évitable. Les soins consistent à faire descendre la tension. Ils sont menés par des équipes de professionnels qui aideront la personne à entrevoir d’autres solutions qui apaiseront sa souffrance. Une personne qui souffre ne pense pas forcément d’emblée au suicide. Des changements de comportements doivent nous alerter : agressivité, isolement volontaire, consommation excessive d’alcool… Ne jugez pas, essayez de rester neutre et de manifester de la bienveillance. Parfois, la souffrance ne diminuant pas, il arrive que la personne considère le suicide comme une des solutions pour éliminer cette souffrance. Que faire alors ? Faites preuve de compréhension sans toutefois vous mettre en difficulté. L’évaluation d’une crise suicidaire relève du travail d’un professionnel. Accompagnez la personne vers des ressources professionnelles : dispositif d’écoute, médecin généraliste, hôpital le plus proche. En situation d’urgence, composez le 15 ou le 112. Et, surtout, ne restez-pas seul, parlez-en. »