Le marché des céréales européen sous la pression de l’Ukraine
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine a bouleversé les marchés mondiaux des matières premières. Le marché européen n’a pas été épargné, et a été affecté conjoncturellement et structurellement.
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine a bouleversé les marchés mondiaux des matières premières. Le marché européen n’a pas été épargné, et a été affecté conjoncturellement et structurellement.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a fortement perturbé les marchés des matières premières agricoles, en particulier celui des céréales. Les incertitudes générées par la guerre ont conduit à une hausse historique des cours et à une importante volatilité.
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Toutefois, l’Ukraine a su faire preuve d’une grande résilience et adaptabilité face aux évènements qui se sont enchaînés depuis 2022. Après avoir été ponctuellement interrompues, ses exportations de matières premières ont pu rapidement reprendre sur le rythme d’avant conflit, notamment grâce à une réorganisation des flux. Ainsi, les opérateurs ne s’inquiètent plus de la capacité de l’Ukraine à fournir sa matière première. Ils réagissent donc bien moins fortement aux évènements qui surviennent sur le sol ukrainien, achats préventifs notamment.
Résilience et adaptabilité ukrainiennes
À peine cinq mois après l’éclatement du conflit, les exportations de céréales et oléagineux ukrainiens reprenaient via les ports d’Odessa. Dans le même temps, les exportations se sont développées via le Danube qui a servi d’alternative au passage en mer Noire, en particulier autour de l’été 2023. À cette période, la Russie menaçait de ne pas reconduire l’accord céréalier mis en place un an plus tôt ; ce qu’elle a finalement ordonné. Ce nouvel affront n’a que très ponctuellement perturbé l’activité à l’export ukrainienne qui, dès le mois de septembre, s’est relancée de façon très dynamique depuis Odessa, avec en moyenne 4,1 millions de tonnes (Mt) de matières premières échangées par la mer Noire, entre septembre 2023 et mars 2024 (contre 2,65 Mt entre août 2022 et juillet 2023).
Mesures de soutien de l’Union européenne
Pour soutenir l’économie ukrainienne et son secteur agricole, la Commission européenne a mis en œuvre différentes mesures, notamment la suspension des droits de douane et quotas sur certains produits agricoles ukrainiens exportés vers l’Union européenne. Elle a aussi instauré des « corridors de solidarité », pour permettre à l’Ukraine d’utiliser de nouvelles voies d’exportation, terrestres notamment, via le continent européen.
Ces mesures ont soulevé de vives contestations en Europe, en particulier au sein des pays frontaliers de l’Ukraine. La levée des restrictions sur ces importations a conduit à un afflux massif de céréales dans ces pays, qui ont rapidement saturé les infrastructures de stockages locales, conduisant à un effondrement des prix locaux. Cinq pays européens que sont la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Roumanie ont alors instauré un embargo sur les importations ukrainiennes. Cet embargo a été rapidement interdit par la Commission européenne qui estimait que ces restrictions allaient à l’encontre de l’engagement de solidarité et de soutien de l’Union européenne envers l’Ukraine.
Si la Commission considérait que, dans le cas des céréales, il n’y avait pas eu d’effet de distorsion de marché sur le territoire européen, elle s’est malgré tout engagée à mettre en place des mesures pour en faciliter le transfert, vers d’autres États membres et hors UE, et désengorger les marchés locaux. Des mesures plus strictes comme le plafonnement des importations sont appliquées pour des produits jugés plus sensibles, tels que le sucre et la volaille.
Concurrence sur les prix des matières premières
Au-delà de cet effet très local sur les cours, les mesures décidées par l’Union européenne ont eu des conséquences non négligeables pour de nombreux États membres. Le blé ukrainien est entré en concurrence avec les blés européens destinés à l’export, aussi bien sur le plan des échanges extra-européens qu’intra-européens. Avant 2022, certains États membres, comme l’Espagne, se fournissaient déjà depuis l’Ukraine, mais la politique de l’Union européenne face au conflit a induit une hausse significative de ces volumes. Alors qu’ils s’établissaient autour des 4 Mt avant la guerre, ils atteignent désormais près de 10 Mt. En 2021, l’Espagne importait moins de 160 000 t de blé depuis l’Ukraine, alors qu’en 2023, elle en importait près de 4 Mt.
La part des céréales ukrainiennes dans l’approvisionnement des principaux importateurs européens a augmenté, au détriment des origines européennes. Par exemple, la part des céréales d’origines française et roumaine sur les importations espagnoles a reculé respectivement de 9 % et 4 %, alors que celle de l’Ukraine a augmenté de 17 % entre 2021 et 2023. Même constat pour l’Italie, importateur européen majeur, dont la part des céréales ukrainiennes a gagné 7 % sur la même période, alors que les parts française et hongroise ont reculé de 1 % et 6 %.
Cette concurrence ne s’arrête pas à l’échelle du territoire européen. Par leur grande compétitivité prix, les matières premières ukrainiennes entrent en compétition avec les exportateurs européens dans leurs échanges avec les pays tiers. Sur la campagne 2023-2024, la concurrence des origines mer Noire (Ukraine et Russie) a constitué un réel défi pour les producteurs européens. Ces derniers ont été contraints de tirer leurs prix à la baisse pour tenter de s’aligner aux prix russes et ukrainiens et limiter le recul de certaines parts de marché, en Afrique du Nord notamment.
Si, pour l’instant, la position de la Commission européenne au sujet des conditions d’importations de céréales ukrainiennes en Europe n’évolue pas, l’exécutif européen a, en revanche, proposé de durcir les réglementations pour les importations d’origine russe. Il s’agirait de mettre en place des droits de douane prohibitifs sur les céréales, oléagineux et produits céréaliers russes et biélorusses. Les volumes concernés sont très faibles, à peine 1 % des importations européennes pour le blé sur la campagne de commercialisation 2022-2023 et environ 3 % en 2023.
Au regard de ces chiffres, cette opération apparaît davantage politique que réellement protectrice. Le maintien du soutien de l’Ukraine par l’Union européenne reste sujet à contestation, comme en témoignent les récents mouvements de grève en Pologne.
Léa Dulon, lea.dulon@ifip.asso.fr