Chronique
Un amendement à point contre le steak de soja
La commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale vient d’adopter un amendement visant à protéger les dénominations des produits carnés. S’il était précisé et adopté, il pourrait mettre fin à l’actuel vide juridique sur le sujet.
Qui n’a pas remarqué dernièrement l’apparition, dans les rayonnages des grandes surfaces voire sur les étals des « boucheries vertes », de « steak de tofu », d’« escalopes vegan », de préparations cuisinées « façon poulet » et autres « saucisses de soja » ? Venues d’Allemagne et de Belgique, ces appellations en forme d’oxymore (on songe à la « viande de légume » !) sont destinées à inciter les flexitariens, qui ne quittent le régime « tout carné » que du bout des dents, à manger davantage de légumes sous la forme de produits leur évoquant inconsciemment l’univers de la viande.
Cette nouvelle tendance du marketing alimentaire est beaucoup moins anodine qu’il n’y paraît. Alors que, d’une façon générale, la présentation des produits alimentaires fait – légitimement – l’objet d’une réglementation extrêmement stricte, il est à constater que de tels produits, mi-chèvre mi-chou, ont évolué jusqu’à présent dans une sorte de vide juridique.
La viande moins bien protégée que le lait en Europe
Le droit européen ne procure guère à la viande et aux produits carnés une protection analogue à celle dont bénéficient le lait et ses produits dérivés. Si la cour de justice de l’Union européenne a dernièrement condamné la vente de produits sous la dénomination « lait de tofu » (CJUE, 14 juin 2017, C-422-16), elle a pu asseoir sa décision sur des dispositions du règlement OCM réservant la dénomination « lait » au produit « de la sécrétion mammaire normale » et celle de « produits laitiers » aux produits « dérivés exclusivement du lait » (règl. OCM, ann. VII, partie III), sans équivalent pour la viande.
Quant à la réglementation française, il n’existe actuellement que quelques règles éparses de valeur réglementaire voire infraréglementaire, plutôt tournées vers les « dénominations usuelles des morceaux de viande » et en tout cas impropres à fonder un contrôle efficace. Et ce silence de la loi commence à préoccuper non seulement les opérateurs de la filière viande, qui y voient non sans raison une forme de parasitisme, mais aussi ceux qui se préoccupent d’éviter aux consommateurs d’être abusés sur la nature – lard ou quinoa ? – des produits qu’ils achètent. Surtout lorsque, comme trop souvent, les produits dont on parle sont vendus parmi et sous la même forme que les produits carnés.
Vers un dispositif efficace ?
Il faut rendre au législateur actuel cet hommage d’avoir pris conscience de la nécessité de mettre fin à cette regrettable imprécision terminologique dans l’intérêt commun des « légumards » et des « viandards ».
Saisie récemment par le gouvernement du projet de loi pour « l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agroalimentaire et une alimentation saine et durable », traduction législative des états généraux de l’alimentation qui se sont déroulés à la fin de l’année passée, la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale a amendé ce texte pour l’ajout au Code rural et de la pêche maritime d’un article L. 654-23 (I.) du Code rural et de la pêche maritime ainsi rédigé : « Les dénominations associées aux produits d’origine animale ne peuvent pas être utilisées pour commercialiser des produits alimentaires contenant une part significative de matières d’origine végétale ».
L’étendue de cette prohibition, qui serait assortie de sanctions pénales, dépendra en réalité largement de l’arrêté du ministre chargé de l’Agriculture qui, annoncé par la loi, devra fixer la liste desdites « dénominations » dignes d’être protégées.
On ne peut qu’espérer que ce dispositif survivra au vote (accéléré) de la loi et qu’il sera suffisamment étendu et précis pour être efficace ; ce n’est qu’en prenant le tofu par les cornes que les moutons seront bien gardés.
LE CABINET RACINE
Racine est un cabinet d’avocats indépendant spécialisé en droit des affaires. Avec un effectif total de deux cents avocats et juristes dans sept bureaux (Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Nantes, Strasbourg et Bruxelles), il réunit près de 30 associés et 70 collaborateurs à Paris. Samuel Crevel, associé, y traite des questions relatives à l’agriculture et aux filières agroalimentaires. Magistrat de l’ordre judiciaire en disponibilité ayant été notamment chargé des contentieux relatifs à l’agriculture à la Cour de cassation, il est directeur scientifique de la Revue de droit rural depuis 2006.
Racine - 40, rue de Courcelles - 75008 Paris - www.racine.eu