Chronique
La révision du seuil de revente à perte fait débat
Le projet de loi sur l’Agriculture entend redonner du pouvoir au secteur agricole, dans la balance commerciale, en modifiant le seuil de revente à perte des produits alimentaires. Il soulève, cependant, des questions quant à sa compatibilité au regard des dispositions européennes.
Au moment même où la DGCCRF assigne la chaîne Intermarché devant les tribunaux, pour la revente à perte de pots de Nutella sur lesquels s’étaient ruées plusieurs centaines de consommateurs, les parlementaires français se penchent sur un projet de loi visant entre autres à augmenter le seuil d’interdiction de cette pratique de 10 %, pour les produits alimentaires.
C’est l’occasion de revenir sur la compatibilité même de l’interdiction de la revente à perte en France, qui, à la lumière de récentes décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), pourrait être remise en cause.
Vers une nouvelle modification du SRP
Il convient de rappeler que depuis 1986, la France est l’un des rares pays européens à interdire la revente à perte, qui est punie d’une amende de 75 000 euros (1).
La question du seuil de revente à perte (SRP) a fait l’objet de plusieurs modifications depuis cette date : le calcul du « prix d’achat effectif » a été défini, en 1996, par la loi Galland, comme le prix unitaire figurant sur la facture. Il a ensuite fait l’objet de plusieurs modifications, d’abord par la loi Dutreil en 2005, puis par la loi Chatel de 2008, afin d’intégrer les marges-arrières et faire baisser les prix au profit du consommateur final.
Depuis lors, le SRP est défini comme le prix unitaire net figurant sur la facture d’achat, minoré du montant de l’ensemble des autres avantages financiers et majoré des taxes sur le chiffre d’affaires, des taxes spécifiques à cette revente et du prix du transport.
Or, dans le prolongement des états généraux de l'alimentation, le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, prévoit d’augmenter ce seuil de 10 % pour les produits alimentaires, afin d’aligner les prix de production sur les prix de vente, et habilite le gouvernement à agir par voie d’ordonnance, pour une durée de 2 ans.
Selon l’étude d’impact du projet, l’adoption de cette mesure par ordonnance permettrait une mise en œuvre rapide, et ce, dès l’adoption définitive du texte attendue pour novembre 2018. Mais elle révèle, dans le même temps, que l’augmentation du SRP risque de coûter plus de 5 milliards d’euros au consommateur final.
La légalité de l’interdiction de revente à perte en question
La revente à perte faisant partie intégrante de la stratégie commerciale d’un opérateur, elle n’est pas considérée comme déloyale en droit européen.
Elle n’est donc pas listée comme telle par la directive 2005/29/EC qui énumère de manière exhaustive les pratiques commerciales déloyales et harmonise les règles qui leur sont applicables. Néanmoins, ce texte ne s’applique qu’aux pratiques susceptibles de porter atteinte aux intérêts économiques des consommateurs (2).
Aussi la CJUE a récemment (19 octobre 2017) examiné la compatibilité européenne d’une mesure nationale espagnole interdisant la revente à perte. Elle a ainsi considéré qu’une interdiction générale de revente à perte était contraire au droit de l’UE, dans la mesure où cette interdiction affecte le consommateur.
Elle a ajouté que, bien qu’en théorie, une telle mesure concerne uniquement les relations entre opérateurs, elle peut néanmoins produire des effets sur leurs relations avec le consommateur final et donc entrer dans le champ d’application de la directive.
Or, en France, l’objectif de l’interdiction de revente à perte, telle que la loi Chatel le prévoit, est bien d’encadrer la concurrence entre distributeurs, mais les modifications du seuil influencent considérablement les intérêts économiques des consommateurs.
Par conséquent, la compatibilité de principe de l’interdiction française de revente à perte aurait déjà dû faire l’objet d’une saisine européenne.
Le fait que, dans le cadre du présent projet, l’augmentation du SRP vise, cette fois, davantage à protéger les agriculteurs que les consommateurs, ne nous semble pas de nature à lever les doutes sur cette question.
En toute hypothèse, ce sujet s’inscrit dans une actualité brûlante, la Commission européenne ayant justement entrepris plusieurs travaux sur les pratiques déloyales dans la chaîne alimentaire en vue de préparer un nouveau texte.
(1) Article L.442-2 du Code du commerce
(2) CJUE, arrêt du 19 octobre 2017, C-295/16, Europamur Alimentación, ECLI : EU : C : 2017:782
LE CABINET KELLER & HECKMAN
Keller & Heckman est un cabinet international de droits des affaires, spécialisé en droits agroalimentaires, matériaux en contact alimentaires, environnement et publicité, présent à Bruxelles, Paris, San Francisco, Shanghai et Washington. Katia Merten-Lentz est avocate associée au sein du cabinet Keller & Heckman. Elle est chargée de toutes les questions agroalimentaires, européennes et nationales, et ce, pour toutes les filières de la chaîne alimentaire. Elle intervient tant en conseil qu’en contentieux, auprès des industries de l’agroalimentaire pour la mise en œuvre de la réglementation agricole et alimentaire de l’Union européenne.