L’école Hectar suscite colère et interrogations dans l’enseignement agricole
Le projet d’école d’agriculture Hectar porté par Audrey Bourolleau et soutenu par Xavier Niel suscite de nombreuses interrogations voire de la colère du côté de l’enseignement agricole français. Pourquoi ne pas soutenir le réseau existant plutôt que de créer une école de toute pièce avec le soutien d’un mécène dont les réelles motivations questionnent ?
Le projet d’école d’agriculture Hectar porté par Audrey Bourolleau et soutenu par Xavier Niel suscite de nombreuses interrogations voire de la colère du côté de l’enseignement agricole français. Pourquoi ne pas soutenir le réseau existant plutôt que de créer une école de toute pièce avec le soutien d’un mécène dont les réelles motivations questionnent ?
Audrey Bourolleau, ex-conseillère agricole d’Emmanuelle Macron, promeut actuellement dans la presse l’ouverture en septembre 2021 de son école d’agriculture Hectar, initiée avec l’aide du milliardaire Xavier Niel, sur le domaine de la Boissière à Lévis Saint-Nom dans la vallée de la Chevreuse. Une opération de communication qui ne passe pas inaperçue du côté de l’enseignement agricole où l’initiative fait grincer bien des dents.
« Hectar répond à l’objectif de former la prochaine génération agricole » explique Audrey Bourolleau, le 8 mai dernier sur RTL. « Il va y a voir 160 000 exploitations agricoles à reprendre d’ici trois ans, soit un tiers des fermes françaises. Il faut former de nouveaux entrants et répondre aux défis de l’environnement », argumente-t-elle.
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« Il faut penser dès le début ces modèles comme une entreprise, il faut se réapproprier la transformation, par exemple devenir éleveur-crémier. Peut-être demain il faudra créer de l’énergie sur nos fermes. Ou rendre des services à sa commune, on pourra être maraicher-composteur », explique-t-elle encore annonçant vouloir former 1000 personnes par an, des chefs d’entreprises et des salariés. « La formation est gratuite pour les apprenants », assure-t-elle, évoquant les fonds de son mécène, le milliardaire Xavier Niel, et ceux de la reconversion professionnelle comme financements.
"L'agriculture est un métier d’avenir", assure @A_Bourolleau, cofondatrice de l'école gratuite Hectar #RTLMatin https://t.co/n5rTtB3NyA
— RTL France (@RTLFrance) May 7, 2021
Une annonce et un discours qui font bondir le syndicat national de l’enseignement technique agricole public (Snetap-FSU).
Clémentine Mattéi, cosecrétaire générale du syndicat, s’interroge sur la position de l’Etat et évoque le paradoxe à « d’un côté démanteler un service public d’enseignement agricole, par les baisses de budgets drastiques sur les dernières lois de finances (-300 équivalents temps plein sur les deux dernières années et la prochaine), pour laisser de l’autre côté toute la place à l’enseignement privé ». « On s’est adressé à Julien Denormandie, qui est aux abonnés absents. Or on n’est pas sur quelque chose d’anodin. Nous sommes sur le marché de la formation adulte. Il ne s’agit pas d’une officine de plus ! En première intention, il est question de faire le plus grand campus mondial sur l’agriculture », s’indigne Frédéric Chassagnette, co-secrétaire général du Snetap-FSU, qui dénonce le fait qu’Audrey Bourolleau ait pu faire pendant trois ans à l’Elysée le constat du défi du renouvellement des générations pour s’en emparer en tant qu’entrepreneur.
Il ne s'agit pas d'une officine de plus !
Des points du projet restent à préciser selon le syndicat selon qui une sous-traitance de l’enseignement à travers des centres de formation d’apprentis en région serait évoquée alors qu’Audrey Bourolleau proposer d’essaimer son école sur les territoires, « à la demande d’élus locaux ». D’ailleurs l’ex-conseillère d’Emmanuel Macron ne s’en cache pas « ce projet est aussi politique », déclare-t-elle au micro de RTL.
Lettre ouverte à lire ici : https://t.co/Q2m7GhlwG8 @J_Denormandie @cafepedagogique @AEFeduc @ToutEduc pic.twitter.com/jRXhKqHHSM
— SNETAP-FSU (@snetapfsu) March 9, 2021
« C’est très choquant, ce dossier devrait être porté par l’enseignement agricole public, on devrait avoir un plan et on se retrouve à l’aveugle, privés de capacités » commente-t-il, soulignant que sur les quatre derniers ministres de l’Agriculture, aucun n’a élaboré de plan en la matière, « alors qu’on le demande depuis 3 ans ». Le Snetap-FSU s’offusque de l’annonce d’une initiative de formations gratuites, « dans un contexte de libéralisation accrue de l’enseignement avec l’ouverture très forte au privé ».
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Une inquiétude que le syndicat entend bien mettre en avant devant la mission d’information sur l’enseignement agricole, créé par le Sénat à l’initiative du groupe du Rassemblement démocratique et social européen. Actuellement en phase de consultation, la mission prévoit de rendre ses conclusions en juin 2021. Elle organise ce mardi 18 mai une table ronde sur l’enseignement supérieur agricole long.
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« Quel est l’avenir de l’enseignement agricole demain ? Ca ne va pas être cette politique au fil de l’eau, qui se voue aux philanthropes du XIXe siècle », déplore Frédéric Chassagnette qui souligne la réactivation du comité de défense et de développement créé en 2009 avec notamment le Modef et la Confédération paysanne. A noter que La FRSEA, les Jeunes agriculteurs et les chambres d’agriculture d’Ile-de-France s’étaient aussi interrogé le 3 mars dans un communiqué sur « la finalité idéologique de ce projet de ferme école », alors que de « nombreuses formations agricoles diplômantes, publiques ou privées sous contrats d’association avec l’Etat, existent déjà dans la région et dans les Yvelines ».
De nombreuses formations agricoles diplômantes, publiques ou privées sous contrats d'association avec l'Etat, existent déjà dans la région
« Former gratuitement, sans reconnaissance et droit de regard de l’Etat sur les programmes, est-ce dans l’intérêt et au service d’une représentation juste de l’agriculture français ? » se demandaient alors les trois organisations dans un communiqué.
[PRESSE] - Communiqué de presse "Avec "Hectar", on n'a pas tout compris !"
👉Monsieur Xavier NIEL, théorise et conceptualise l’agriculture ; nous agriculteurs franciliens, la faisons exister.
👉Nous nous interrogeons sur la finalité idéologique du projet de ferme école pic.twitter.com/BUbAWZIk1Z— Chambre d'agriculture de Région IDF (@CAIDF) March 3, 2021
Du côté de l’établissement d’enseignement supérieur agricole AgroParisTech la pilule a également du mal à passer alors que le domaine de Grignon à seulement quelque 15 km de Lévis-saint-Nom (78) est actuellement en vente. « L’Etat soutient son projet mais pas celui de Grignon. Audrey Bourolleau annonce avoir un troupeau de 60 vaches, à Grignon, on a 200 vaches, 600 brebis, 400 ha avec de la transformation laitière, conduisant à 24 emplois financés par l’activité de la Ferme, on forme à tous les types d’agriculture dont l’agroécologie », fait remarquer Philippe Lescoat, enseignant-chercheur en système d’élevage à AgroParisTech. « Donnez-nous 24 millions d’euros et on refait Grignon à neuf ! On serait prêts à former les futurs agriculteurs ou salariés du monde agricole avec joie », poursuit-il.
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« Madame Bourolleau propose l’intégration de gens non issus du monde agricole, je suis vraiment frustré car l’intuition est évidente, et l’enseignement agricole n’accueille pas suffisamment d’élèves non issus de l’agriculture, mais elle ne prend pas les bons outils. Pourquoi ne s’appuie-t-elle pas sur les réseaux existants comme les maisons familiales rurales ou les Apprentis d’Auteuil par exemple » poursuit-il, et d’ajouter « on ferait mieux de développer les lycées agricoles d’Ile-de-France avec des formations initiales classiques, de l’apprentissage avec des CFA et de la formation continue ». Quant à la question de former des chefs d’entreprises agricoles, Philippe Lescoat ironise : « On va apprendre aux agriculteurs à être des agriculteurs entrepreneurs… mais ça n’existe pas des agriculteurs qui ne sont pas des entrepreneurs, ils gèrent notamment des hommes, des marchés, de la réglementation, de l’administration ! ».
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Philippe Choquet, directeur générale de l’école Unilasalle Beauvais, se montre moins sévère mais n’en exprime pas moins quelques interrogations quant au projet Hectar. « Je pense que l’arrivée de tout nouvel acteur est positive et va concourir à stimuler les acteurs de l’enseignement agricole. Il faut laisser de la place aux initiatives. Mais il faut que l’on soit prudents et qu’Hectar soit transparent et complémentaire de ce qui existe déjà », commente-t-il.
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Il s’interroge notamment sur la capacité d’Audrey Bourolleau soutenue par Xavier Niel à faire venir des jeunes non issus du milieu agricole vers ces métiers. « L’école 42 (créée par Xavier Niel, ndlr), s’adresse aux fanas d’informatique en dehors d’un enseignement classique, mais les métiers liés à l’agriculture sont très différents. Il faut se lever tôt le matin, il y a des milliers d’emplois non pourvus car ce sont des métiers difficiles ». « Et puis nous avons déjà un système de formation agricole reconnu pour être bon et qui aujourd’hui ne fait pas le plein » poursuit-il prenant en exemple un lycée agricole proche de l’endroit où va ouvrir Hectar qui « peine pour recruter ».
Reprendre une exploitation agricole c'est loin d'être facile, le métier est dur
Selon lui, « il y a beaucoup de lycées agricoles publics et privés, le problème ne réside pas dans le placement des élèves mais plutôt dans le recrutement des jeunes ». Quant à la question de la reconversion d’adultes vers ces métiers, « reprendre une exploitation agricole c’est loin d’être facile, le métier est dur, il y a la question capitalistique, et les aléas climatiques font qu’il est dur de tirer un revenu de cette activité », poursuit-il, rappelant que « devenir chef d’exploitation agricole demande une formation importante à laquelle Hectar devra répondre ».
L’arrivée de Xavier Niel sur la formation agricole alors que l’offre existante est déjà importante interroge aussi sur ses objectifs. Est-ce vraiment juste de la philanthropie ? « On sait qu’autour des exploitations agricoles, on a des mouvements en ce moment sur la valeur des terres, il ne faudrait pas qu’on arrive à une financiarisation de ce secteur », lance Philippe Choquet.