Changement climatique : « le modèle agricole de demain devra aussi réparer le système Terre »
Si elle se fait régénératrice, l’agriculture peut compter parmi les solutions et non les problèmes de l’ère géologique de l’Anthropocène, cette nouvelle époque où l’homme est la principale force de changement, défend Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernance à l’Université Clermont Auvergne, dans son ouvrage « Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène ». Interview.
Si elle se fait régénératrice, l’agriculture peut compter parmi les solutions et non les problèmes de l’ère géologique de l’Anthropocène, cette nouvelle époque où l’homme est la principale force de changement, défend Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernance à l’Université Clermont Auvergne, dans son ouvrage « Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène ». Interview.
Réussir.fr : Votre livre apprendra à beaucoup que nous avons changé d’ère géologique, passant de l’ère de l’Holocène à l’Anthropocène. Y’a-t-il consensus scientifique là-dessus ? Depuis quand cette ère est-elle censée avoir commencé et qu’est-ce que cela change pour l’agriculture ?
Bertrand Valiorgue : C’est une bonne question. L’Anthropocène vient d’Anthropos en grec qui veut dire humain. C’est Paul Josef Crutzen (météorologue et chimiste de l’atmosphère, prix Nobel de chimie en 1995, ndlr) qui a proposé ce terme pour désigner une nouvelle époque géologique dans laquelle l’homme est la principale force de changement. Aujourd’hui il y a encore débat, cette ère géologique n’est pas encore officiellement validée. Elle commencerait à partir du moment où les activités humaines ont massivement rejeté du CO2, soit la première révolution industrielle. En deux mots, cette nouvelle ère fabrique des gagnants et des perdants, selon l’évolution des climats dans les différents pays. Le changement climatique touche à l’ensoleillement, à l’hygrométrie, à la température, des paramètres essentiels pour l’agriculture.
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Réussir.fr : Vous écrivez dans votre livre que tout change avec l’arrivée de l’Anthropocène car l’agriculture redevient une activité fondamentalement incertaine. Voyez-vous dans l’épisode climatique que l’on vient de traverser une preuve de ce que vous avancez ?
B. V. : C’est indiscutable. Que l’on ait des mois d’avril frais, c’est normal comme dit le dicton « en avril ne te découvre pas d’un fil ». C’est la sortie de l’hiver, le risque de gel est réel. Mais nous avons des hivers très doux, avec une reprise végétale qui apparaît dès mars. Ce qui rend la chose nouvelle. Les plantes repartent plus tôt et c’est le coup de bambou en avril. Ce n’est pas de chance pour la France, car en Espagne, la reprise végétale est aussi plus précoce mais il n’y a pas de gel, au nord de l’Europe la reprise de la végétation reste plus tardive. La France se situe pile entre les deux. C’est un marqueur typique du changement climatique. Et je ne veux pas être l’oiseau de mauvais augure mais des épisodes comme celui-là vont se reproduire.
En 2010, le climat de la Limagne permettait de faire de la betterave, plus en 2020
Réussir.fr : En gros, vous dites que les connaissances du monde agricole sont à revoir et tous les dix ans les nouveaux apprentissages seront remis en cause…
B. V. : C’est cela. Par exemple, en 2010 le climat de la Limagne permettait de faire de la betterave, et c’était très rentable. En 2020, avec le changement climatique, les rendements y ont chuté, à tel point que ce n’est plus possible de maintenir une sucrerie. En 2030, le climat aura encore bougé. Le climat se transforme en permanence.
Réussir.fr : Si l’agriculture française et européenne ne se réinvente pas, selon vous, elle se retrouve piégée, vous évoquez même les risques d’une disparition pure et simple de l’agriculture, un scénario catastrophe plausible selon vous ?
B. V. : Si on ne fait rien, si on ne s’adapte pas, certaines zones agricoles disparaîtront. Il faut faire évoluer les variétés, apprendre à stocker de l’eau… Regardez les vignerons et arboriculteurs qui viennent de tout perdre, si cela se reproduit dans 3 ans, c’est la faillite. On doit se mettre en mouvement pour adapter les exploitations agricoles.
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Réussir.fr : Une seule solution : s’engager dans l’agriculture régénératrice, selon vous ? Vous pouvez l’expliquer en quelques mots ?
B. V. : Je ne suis pas agronome mais je pense qu’il faut changer les institutions et soutenir un nouveau régime d’innovation pour que l’agriculture puisse fournir des matières premières alimentaires mais aussi soigner ces quatre biens communs que sont l’eau, l’air, le sol et la biodiversité. Prendre soin de ces ressources aidera à s’adapter au dérèglement climatique. Il faut se demander si on a les bonnes espèces, variétés, plantes, s’il faut faire mélanges ? Rendre le sol vivant et donc résilient aux chocs thermiques. L’eau, va devoir être mieux stockée. Tout ça c’est ce que j’appelle l’agriculture régénératrice.
L’agriculture régénératrice doit être un horizon pour toute la profession agricole
Réussir.fr : Et l’agriculture bio, ça rentre dedans, vous n’en parlez pas ?
B. V. : Je considère qu’il y a aujourd’hui une guerre de chapelles entre l’agriculture bio, la permaculture, l’agriculture conventionnelle, l’agriculture raisonnée… Je ne vais pas rentrer dedans. Je considère que l’agriculture régénératrice doit être un horizon pour toute la profession agricole. Il n’y a pas un modèle définitif, l’enjeu sera de faire progresser ses pratiques. Certains le font déjà, comme ceux qui pratiquent l’agriculture de conservation des sols. Il s’agit typiquement d’une agriculture régénératrice. Mais il peut y avoir différentes pratiques et différents modèles. Il faut sortir de cette guerre de religion agricole.
L’exploitation agricole a un pas de temps long, ce n’est pas une start-up
Réussir.fr : Oui mais voilà l’agriculture est dépendante à l’amont comme à l’aval de quelques acteurs privés hyperpuissants, elle ne peut se transformer que si la société prend en charge les coûts du changement. Vous êtes en train de réinventer les CTE de Jean Glavany ?
B. V. : (rires) Ce sont des dynamiques collectives qui doivent se mettre en place pour donner du temps à l’agriculture d’évoluer. L’exploitation agricole a un pas de temps long ce n’est pas une start-up. Il faut des dispositifs d’accompagnement, pourquoi pas en revisitant des dispositifs qui ont déjà existé !
Si demain les agriculteurs n’arrivent pas à se transformer c’est qu’on ne les aura pas aidés.
Réussir.fr : Vous proposez aussi de faire des exploitations agricoles des entreprises à mission, en quoi cela les aiderait-elles à obtenir une meilleure rémunération de leur travail ?
B. V. : Le statut d’entreprise à mission pourrait les aides à aller vers l’agriculture régénérative avec pour missions de nourrir les hommes, mais aussi de prendre en considération l’eau, l’air, le sol et la biodiversité. La première mission, ils la font très bien. On a une agriculture d’excellence en France. On nous envie. Mais le modèle agricole de demain c’est aussi permettre de réparer le système Terre. A partir de ce statut, l’idée est d’introduire cette notion dans la chaîne de contractualisation et de responsabilités à partager. On pourrait repenser le système de contrat. Le premier contrat dont on parle beaucoup aujourd’hui doit embarquer l’enjeu de préservation du système Terre et ce jusqu’à la distribution. C’est pour responsabiliser tout le monde. Si demain les agriculteurs n’arrivent pas à se transformer c’est qu’on ne les aura pas aidés.
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Réussir.fr : Il faudrait aussi revoir la conception de la propriété foncière selon vous…
B. V. : C’est un sujet explosif. L’agriculteur reste propriétaire de ses terres bien sûr ! Pas question de se mettre à une nouvelle forme de communisme. Ce qui est en jeu c’est de dire que les agriculteurs détiennent une fraction du système Terre. Et on doit les aides à la préserver. Je ne prône pas une socialisation, juste de les aider à changer de pratiques.
L’Europe soutient les biotechnologies qui fusillent l’agriculture
Réussir.fr : Un changement qui devrait être accompagné par un changement de la Pac. Les débats sont en cours sur sa réforme, est-ce que vous trouvez qu’ils vont dans le bon sens ?
B. V. : Je suis inquiet de cette Europe. Heureusement que tout n’est pas tranché car ce qui était prévu au départ n’allait pas du tout. Je vois trois signaux négatifs : l’Europe soutient les biotechnologies alimentaires (comme les steaks cellulaires ou les sources de protéines alternatives) qui fusillent l’agriculture ; l’Europe n’est pas du tout claire sur les traités de Libre-échange en laissant entrer des produits issus de techniques que l’on n’accepte pas et enfin elle ne sait pas dire quel modèle agricole elle veut. L’Europe n’arrive pas à prendre position sur une trajectoire agricole.
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Réussir.fr : Etes-vous optimiste sur le fait que l’agriculture puisse devenir une solution de l’ère de l’Anthropocène ?
B. V. : Je suis optimiste sur la capacité d’innovation des agriculteurs, ils sont très ingénieux mais là où je ne suis pas optimiste c’est sur l’évolution du climat. Certaines zones, y compris en France, vont devenir trop chaudes pour l’exploitation agricole. Certains exploitants vont rester sur le carreau. Dans 20 ans, on fera sûrement du super vin dans le Cantal mais que vont devenir les confrères du Languedoc ? Je vois les agriculteurs innover mais il faut les aider.
« Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène », de Bertrand Valiorgue, Edition Le Bord de l’eau en anthropocène. 18 euros
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Un wébinaire autour du livre