Qu'est ce qu'un sol viticole vivant ? Interview croisée de Marc-André Selosse et Lionel Ranjard
Ce que l’on attend d’un sol évolue au fil des nouvelles connaissances en microbiologie. Le point avec les chercheurs en microbiologie Marc-André Selosse et Lionel Ranjard.
Ce que l’on attend d’un sol évolue au fil des nouvelles connaissances en microbiologie. Le point avec les chercheurs en microbiologie Marc-André Selosse et Lionel Ranjard.
On entend souvent parler de la nécessité d’avoir un sol « vivant ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Marc-André Selosse : Je trouve que parler de sol vivant n’est pas très explicite. Même dans un sol dégradé, il y aura encore un nombre incommensurable de bactéries, par exemple. Et puis c’est un vocable homogène, alors qu’il existe des situations satisfaisantes qui peuvent être très diverses. Je préfère personnellement parler de sol durable : qui continue à être et à remplir ses fonctions.
Lionel Ranjard : Pour ma part je parle volontiers d’un sol de qualité. Le terme « santé » peut créer un amalgame avec l’aspect sanitaire et les pathogènes du sol. J’aime l’idée de parler d’un sol vivant, mais la vie ne fait pas tout.
Quelle définition faites-vous de ce sol ?
L. R. : Le sol regroupe des composantes physiques, chimiques et biologiques, que l’on ne peut pas découpler. On ne peut pas interpréter la vie d’un sol, par exemple, sans avoir analysé les deux premiers éléments. Pour être de qualité, il doit comporter des microporosités, des macroporosités, et avoir un équilibre concernant le nombre et la biodiversité des organismes vivants.
M.-A. S. : Pendant des décennies, on a théorisé le sol comme étant une éponge, que l’on vidait au cours de la culture et que l’on remplissait avec les fertilisants. Cela a eu la vertu de nourrir l’humanité ; c’est indéniable. Mais aujourd’hui, il faut retrouver un sol qui soit fonctionnel. C’est-à-dire qui incorpore la matière organique et nourrit les plantes. Pour cela, il faut des micro-organismes nombreux et variés. Car chaque espèce fonctionne différemment : certaines bactéries oxydent le fer, d’autres l’azote. C’est cela qui joue sur les éléments assimilables.
Quelles sont les actions qu’un viticulteur peut mettre en place pour améliorer la qualité et la durabilité de ses sols ?
M.-A. S : Premièrement, la vigne a besoin d’un sol qui reste en place. Cela veut dire qu’il faut une couverture végétale. Je suis conscient des problèmes de concurrence, mais pourquoi ne pas faire sauter quelques verrous idéologiques en associant enherbement et irrigation là où c’est possible ? Ensuite il faut briser le cercle vicieux du tout intrant, car les engrais et les pesticides sont des causes de mortalité des micro-organismes. Le glyphosate, par exemple, détruit les spores des champignons mycorhiziens. Et plus cette microfaune disparaît, plus la vigne est dépendante des produits qu’on lui apporte. Enfin il faut laisser la matière organique se reconstituer, afin de favoriser l’installation de micro-organismes. Certaines personnes sont convaincues qu’il faut s’inspirer du fonctionnement d’un sol forestier, qui s’autorégule. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ce soit la solution.
L. R. : Le sol est comme nous : il lui faut un toit sur la tête et un frigo plein. Les porosités abritent de nombreux organismes, comme les champignons, mais cet habitat est déstructuré en cas de labour. Il faut donc moduler le travail du sol, même si certaines terres le supportent mieux que d’autres, comme celles ayant des textures équilibrées et riches en matière organique. Et si l’on veut de la vie dans le sol, il faut de la vie au-dessus. Jusqu’ici, on a pensé à des enherbements génériques et mono-espèces, qui ne sont pas toujours optimums, mais il peut y avoir des solutions locales plus adaptées. Quoi qu’il en soit, il faut prendre quelques risques et laisser du temps au temps.
Sur quoi peut-il s’appuyer pour bien faire ?
M.-A. S. : Je pense qu’il faut humblement se dire que l’on découvre ce nouveau paradigme, et que l’on doit tester des choses, sans avoir peur de se tromper. J’invite les viticulteurs à faire ça sur des moitiés de parcelles, pour comparer, et même à m’appeler pour que l’on puisse faire évoluer les savoirs. Les connaissances en microbiologie du sol ne datent que de dix ans, nous avons besoin d’essais et de travaux de recherche pour savoir comment doper les micro-organismes les plus favorables.
L. R. : La recherche doit se poursuivre mais nous sommes suffisamment mûrs pour enfin se lancer avec de nouveaux indicateurs, notamment sur la biologie du sol. On a aujourd’hui des analyses précises qui permettent de faire un état des lieux : il est bon de faire un suivi annuel de ces paramètres au début, puis d’espacer si tout va bien. Pour l’instant elles sont encore onéreuses, mais d’ici 2020 n’importe quel viticulteur pourra faire des analyses biologiques. Après industrialisation, cela sera à peine plus cher qu’une analyse physico-chimique classique. En attendant, les viticulteurs peuvent intégrer un groupe du Réseau d’expérimentation et de veille à l’innovation agricole (Reva), qui se réunit autour de cette thématique.
Quels bénéfices peut apporter un tel changement de pratiques ?
L. R. : Le sol a une capacité de résilience énorme. Mais à force de cumuler les mauvaises pratiques, l’élastique casse, et l’on arrive à ce que l’on appelle un état de fatigue des sols. Cela se traduit par une fertilité en baisse, une chute des rendements et une fragilité accrue face aux pathogènes. Car la biodiversité a un effet barrière. Lorsque le sol est colonisé par de nombreux champignons, cela laisse moins de place au mildiou par exemple. Pas moins de 60 % des agriculteurs que nous avons suivis lors du projet de recherche Agrinnov, visant à créer des indicateurs biologiques pour caractériser l’état des sols, ont changé leurs pratiques. C’est bien qu’ils y trouvent un intérêt !
M.-A. S. : Des études scientifiques ont montré que les champignons mycorhiziens assurent une protection phytosanitaire systémique. Et c’est normal, ils protègent leur source de glucose ! Donc non seulement ils apportent des sels minéraux à la vigne, mais en plus ils empêchent les pathogènes de s’installer. De même, certaines bactéries de la rhizosphère ont un effet détoxifiant. Ce qu’il se passe dans le sol est comme dans notre tube digestif : l’évolution a rassemblé et sélectionné les micro-organismes les plus inoffensifs et les plus bénéficiaires, et nous nous sommes appuyés sur eux. Les grands organismes que sont les animaux et les végétaux ne représentent que l’écume de la mer. Si on enlève la base, ils dépérissent et finissent par mourir. Je pense d’ailleurs qu’il y a là un élément d’explication à la faible longévité des vignes actuelles.
bibliographie
Pour ceux qui désirent aller plus loin, les deux chercheurs sont également auteurs de livres sur la microbiologie et les plantes :
Jamais seul, de Marc-André Selosse, éditions Actes Sud, juin 2017, 368 pages, 24,50 €.
La microbiologie moléculaire au service du diagnostic environnemental, par Philippe Cuny, Pierre-Alain Maron et Lionel Ranjard, éditions Ademe, novembre 2017, 170 pages, 25 €.