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"Avant c’était un plaisir d’aller à la montagne" - En Ariège, éleveurs et brebis s’adaptent avec dépit à la présence de l’ours

Sylvain Denjean et son frère ont repris l’exploitation ovine de leur père avec une estive située à plus de 2 600 mètres d’altitude. Ils font face, depuis 2018, à la prédation des ours.

« On l’a dans l’os et on doit faire avec », témoigne Sylvain au sujet de la prédation de l’ours. Avec son frère Rémi installé depuis 2007, et lui depuis 2017, le Gaec familial Châteauvieux situé à Montégut-Plantaurel à quelques minutes de Foix, élève 900 mères Tarasconnaises, « une race à viande rustique et locale, choisit à l’époque par nos grands-parents ». Lors des premières années de transhumance dans la vallée de Vicdessos en Haute Ariège, les frères reprennent le fonctionnement traditionnel de leur père. « Les brebis étaient libres, elles se divisaient dès la montée en estive et elles formaient plein de petits lots qui restaient divisés quasiment tout l’été. On passait trois à quatre jours par semaine là-haut à faire le tour et à regarder que tout aille bien. Cela avait toujours fonctionné comme ça sans aucun tracas. » Si la présence de l’ours était avérée dans le Couserans (sud de l’Ariège), « il n’avait jamais traversé en Haute Ariège jusqu’en 2018 où on a commencé à avoir des attaques régulières ». D’après le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, sur une population totale d’ours de 70 individus sur le massif des Pyrénées, soit une surface de 6 400 km², une quarantaine était présente sur le département de l’Ariège en 2021, majoritairement dans les montagnes du Couserans (environ 400 km²). D’après la Direction départementale des territoires de l’Ariège, 25 estives étaient concernées par la prédation. « Avant c’était un plaisir d’aller à la montagne. Depuis tout petit elle me donne un sentiment de liberté et de grands espaces, mais aujourd’hui cette extase je ne l’ai plus. » Alors qu’ils montaient parfois en famille ou entre amis pour rejoindre la cabane et y partager de bons moments, les frères montent désormais seuls et à tour de rôle.

Moins de temps pour soigner les brebis

« L’adaptation s’est faite au fil de l’eau. La première année, on avait encore notre fonctionnement traditionnel, on pouvait avoir deux lots de brebis éloignés à deux jours de marche l’un de l’autre, mais à la descente il nous en a manqué 80. » Sylvain n’exclut pas les pertes naturelles, « entre cinq et six, et jusqu’à vingt les très mauvaises années », et en retrouve moins de la moitié pour les faire expertiser. Depuis 2018, les habitudes des frères ont donc changé : sur leur estive divisée en cinq vallées, ils assurent une rotation pour une présence continuelle, nuit et jour. « On va à la montagne avec un minimum de plaisir quand même, mais maintenant on passe les nuits dehors et on redescend à la cabane le matin gelé et fatigué, donc on ne va plus forcément autant qu’avant soigner les brebis la journée. C’est dur moralement parce qu’on ne fait plus le travail comme nous souhaiterions le faire. Et l’autre coup dur, c’est qu’en faisant tout cela on s’en fait quand même bouffer. » Au prix de nombreux efforts, Sylvain et Rémi ont réussi à réduire la prédation sur leur troupeau.

Une diminution des pertes depuis 2019

En 2019, ils comptaient 80 pertes et 40 expertisées, l’année suivante 60 pertes et 30 expertisées, puis 40 pertes et 20 expertisées, et enfin l’année dernière (où 300 brebis étaient surveillées sur une autre vallée par un berger) : 18 pertes et 12 expertisées. « Aujourd’hui si on parvient à s’en sortir dans certains coins, c’est grâce à une forte adaptabilité, des changements de fonctionnement et de manières de travailler, mais ce n’est pas une solution. Ce que ça incombe en charge de travail, sur le moral et économiquement est néfaste. Le fond du problème est paradoxal : d’un côté on veut promouvoir l’élevage local et extensif, revenir à des systèmes traditionnels, plus vertueux et avec les moyens d’aujourd’hui ; et d’un autre côté on nous met quelque chose devant qui nous empêche d’aller faire manger nos brebis en estive sur des terrains où il n’y a quasiment pas de présence humaine. En fait, on nous met des bâtons dans les roues sans nous donner les clefs. On a un côté fataliste où on se dit qu’il est là et qu’on fait comme on peut. »

« Le troupeau a changé de comportement »

Les frères ont également constaté le changement de comportement des brebis face à la prédation. « Petit à petit elles ont arrêté naturellement de fréquenter certains quartiers éloignés. Depuis deux ans, elles sont stressées, apeurées et sur le qui-vive. Elles ne veulent plus se diviser, elles cherchent la présence de l’homme et restent vraiment groupées dans la vallée de la cabane au centre. D’un point de vue sanitaire ce n’est pas très bon pour les parasites des pieds et intestinaux, et le fait qu’elles restent là les empêche de profiter des ressources qu’il y a plus haut. »

Le Gaec fait de l’autorenouvellement par les béliers avec les agnelles nées sur la ferme (20 % par an). « Maintenant on en sélectionne un plus grand nombre dans le cas où il y aurait plus de perte en estive pour avoir le renouvellement suffisant l’année d’après. » Aussi les frères ont décidé depuis l’année dernière de ne plus faire monter sa quarantaine de béliers. « Nous avons une des estives les plus difficiles du département en termes de topographie. C’est vraiment une montagne très dure où les béliers souffraient un peu, ils ne saillissaient pas énormément donc cela ne nous impacte pas forcément sur l’agnelage. » C’est d’ailleurs à cause de cette topographie difficile que Sylvain et Rémi ne jugent pas judicieux de prendre des chiens de protection. Entre la prédation et la sécheresse, la saison d’estive pourrait être amenée à se raccourcir. « Avant on montait du 10 juin au 15 octobre. Maintenant il y a des années où le troupeau n’y reste que deux mois. D’ailleurs, il y a un peu une course entre éleveurs à ne pas monter le premier et à ne pas partir le dernier. »

Des mesures de protection inadaptées

Pour pouvoir prétendre aux indemnisations, il faut deux des trois mesures : gardiennage, chiens et parcs de nuit, mais pour certains éleveurs, cette dernière mesure comporte plusieurs failles comparées à la réalité du terrain. Cette conditionnalité s’applique sur les troupeaux situés sur des communes de cercle 1 (là où la présence de l’ours est avérée).

Laure Soulié, conseillère animatrice montagne à la chambre d’agriculture de l’Ariège

Une perte de sens du métier pour les éleveurs

 

 
Laure Soulié, conseillère animatrice montagne à la chambre d’agriculture de l’Ariège
Laure Soulié, conseillère animatrice montagne à la chambre d’agriculture de l’Ariège © DR

« L’ensemble des estives ariégeoises prédatées ont mis en place les mesures de protection et les troupeaux n’ont jamais été autant surveillés. Malgré tout, après 2019, l’année 2022 est la plus impactée depuis la réintroduction de l’ours alors que beaucoup d’efforts ont été faits du côté des éleveurs. C’est vécu comme une perte de sens et un manque de reconnaissance pour eux. Ce qui engendre de la détresse et un stress permanent chez ceux qui ont connu des dérochements et pour qui ce n’est plus un plaisir de monter les animaux en montagne. »

 

En chiffres

900 brebis Tarasconnaises
150 hectares en propriété
3 000 hectares en estive en Haute Ariège (entre 2 600 et 2 800 m d’altitude)
Groupement pastoral de 9 éleveurs ovins et bovins
Une grosse partie de l’agnelage se fait à la descente à l’automne, et les tardives en février.

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