« On n’a plus d’autre choix que d’abandonner, de renoncer à son rêve » - Des inégalités de genre encore omniprésentes dans le monde agricole
« Vous vous en sentez capable ? » : une question que les femmes en cours d’installation connaissent par cœur. Tout au long de leur parcours, les agricultrices font face à des inégalités de genre les obligeant à fournir plus d’efforts que leurs homologues masculins pour le même résultat.
« Vous vous en sentez capable ? » : une question que les femmes en cours d’installation connaissent par cœur. Tout au long de leur parcours, les agricultrices font face à des inégalités de genre les obligeant à fournir plus d’efforts que leurs homologues masculins pour le même résultat.
En mars 2018, Laura Chalendard s’est présentée à la chambre d’agriculture de la Loire pour faire part de son projet d’installation en élevage ovin. Avec un BTS agricole en poche et huit années de salariat au sein de différents élevages, son dossier est solide. Mais ses compétences sont sans cesse questionnées. « Même si on est sûre de son projet, on finit par douter à force d’être remise en question. »
Pour obtenir le devis pour l’installation du poulailler, elle a attendu un an et relancé des dizaines de fois. « À l’époque je pensais que c’était normal, mais quand j’ai constaté que mon compagnon, salarié agricole, a reçu son devis en deux semaines, j’ai compris qu’il y avait une vraie différence de traitement. »
Pourtant, les femmes représentent un quart des chefs d’exploitation selon le rapport 2024 d’Agreste « Portrait des femmes exploitantes dans l’agriculture française », bien que ce chiffre n’ait pas évolué depuis dix ans. Un statut qu’elles n’ont obtenu qu’en 1982 avec la création des Gaec (groupement agricole d’exploitation en commun). Avant, aucune loi ne reconnaissait le travail des femmes comme agricultrices, considérées alors comme aidantes de leur conjoint.
Grâce à l’évolution des droits des femmes en agriculture, le statut de cheffe et coexploitante est aujourd’hui majoritaire. Toutefois, la MSA estime à environ 5 000 le nombre de femmes travaillant encore sans statut et les revenus professionnels des femmes en agriculture sont en moyenne 30 % inférieurs à ceux des hommes.
Les femmes souvent exclues des aides à l’installation
Tout au long de la construction du projet d’installation, les femmes rencontrent des difficultés spécifiques venant s’ajouter à un processus déjà laborieux bien connu des porteurs de projet.
Elles s’installent généralement plus tardivement que leurs confrères masculins, puisque 40 % des exploitantes se sont établies après 40 ans, contre à peine plus de 10 % pour les hommes. Elles sont donc souvent exclues de la dotation jeune agriculteur (DJA) dont la limite est fixée à 40 ans.
Pour les jeunes agricultrices, les autres critères d’éligibilité aux aides à l’installation sont également un frein. Avec des surfaces exploitées inférieures à celles des hommes, elles n’atteignent pas toujours la surface minimale d’assujettissement. Enfin, malgré un niveau de diplôme général supérieur à celui des agriculteurs, elles n’ont pas forcément suivi de formation agricole.
Ces critères à l’installation sont défavorables aux femmes puisque seulement 21 % des bénéficiaires de la dotation jeune agriculteur en 2018 étaient des femmes.
Le foncier encore moins accessible pour les femmes
La principale difficulté à l’installation est l’accès au foncier, surtout hors cadre familial et encore plus pour les femmes. En effet, l’agriculture demeure très patrimoniale et les propriétaires sont souvent des agriculteurs à la retraite réticents à céder leurs terres à une femme.
« Je n’ai jamais eu de retour de la Safer »
Pourtant issue d’une famille d’agriculteurs et dotée d’un diplôme de BTSA, Patricia Janin a pour projet d’ouvrir un centre de tourisme équestre en Isère. Déjà propriétaire des animaux, elle entame les procédures d’installation auprès de la Safer (société d’aménagement foncier et d’établissement rural) et de la chambre d’agriculture. « On ne m’a jamais répondu, malgré plusieurs relances. Évidemment, au bout d’un moment, on n’a plus d’autre choix que d’abandonner, de renoncer à son rêve ». À la suite de cet échec, Patricia a maintenu son poste d’employée de comptabilité pendant dix ans.
Les instances et les commissions statuant sur l’attribution des terres, des aides ou sur les autorisations d’exploitation sont encore majoritairement composées d’hommes issus du milieu agricole, pénalisant les autres profils : les « hors cadre familial », les néoruraux et les femmes.
Assurer une rotation des personnes qui siègent dans ces instances et accélérer l’évolution des mentalités paraît d’autant plus nécessaire que près de 50 % des installations s’effectuent désormais hors cadre familial, selon les chambres d’agriculture France. Ces nouveaux profils ont donc un rôle majeur à jouer dans le renouvellement des agriculteurs.
Le congé maternité renforce les inégalités
Le congé maternité est un droit fondamental donnant lieu à 16 semaines d’arrêt de l’activité, et à un service de remplacement permettant le financement d’un ou d’une salariée pendant la durée du congé.
Cependant, moins de 60 % des agricultrices ayant accouché en 2016 ont eu recours au remplacement pendant leur grossesse d’après la MSA. « Ma sœur a dû tailler les onglons des brebis alors qu’elle était enceinte, confie Patricia. Cotisante de solidarité, elle n’a pas droit au remplacement. Elle a eu des complications pendant sa grossesse, notamment un placenta praevia suivi d’une césarienne et de nombreux problèmes de santé. Depuis, elle est vraiment pénalisée dans son travail à la ferme. »
Selon les départements, les services de remplacement n’ont pas forcément la main-d’œuvre en volume horaire ou en qualification, particulièrement en élevage où les salaires sont peu attractifs. Les syndicats agricoles déplorent également le manque d’informations sur le congé maternité et les prestations sociales liées (prime de naissance, aides à la garde, allocations familiales…).
Cent euros par mois de moins à la retraite
Et même lorsqu’elles parviennent à être remplacées, les mères sont quand même défavorisées sur le long terme par rapport aux pères. Bien que les trimestres de retraite soient enregistrés, il n’y a pas d’acquisition de points pendant les congés parentaux, ce qui fait baisser le montant de leur retraite. Ainsi, la pension non salariée agricole de droits directs de base est inférieure en moyenne de 17,3 % à celle des hommes, correspondant à un écart de 99,70 euros par mois brut.
« Je n’ai jamais pu conduire le tracteur »
De plus, même si depuis 2021 le congé paternité est allongé à 25 jours et donne le droit au service de remplacement, de nombreux agriculteurs n’en font pas la demande, laissant la charge de travail que représente l’arrivée d’un enfant à la mère uniquement.
Inévitablement, la division sexuelle du travail
« À la ferme, mon père ne me laissait pas conduire le tracteur, il préférait appeler mon cousin, raconte Patricia. Puis, pour savoir si j’avais le droit de conduire le tracteur pendant mon stage, mon chef a contacté le lycée agricole, qui n’a pas su répondre car il n’y a pas de formation pour cela. Je n’ai donc jamais pu conduire de tracteur avant mon installation à trente ans. »
Dès l’enseignement agricole, les disparités entre les femmes et les hommes se renforcent. Par exemple, les filières de BTS agroéquipement restent quasi exclusivement masculines.
Les publications d’Agathe Demathieu « Comprendre la division sexuelle du travail agricole » dans le carnet de recherche Agrigenre, montrent comment les hommes et les femmes ont un accès différencié aux outils et aux formations techniques.
« Lorsqu’elles travaillent avec des agriculteurs, cet écart de capital technique pratique a tendance à se creuser encore davantage en faveur des agriculteurs. En effet, les agricultrices travaillant avec des associés tendent à moins utiliser les machines agricoles qu’eux […] et les agriculteurs ont tendance à continuer à se former techniquement, ce qui est moins le cas des agricultrices qui travaillent avec eux. Celles-ci se forment également mais pour d’autres activités. »
Cet écart de compétences techniques induit un sentiment de perte de légitimité chez les agricultrices et une dépendance à leurs homologues masculins dans leur activité professionnelle. Une perte d’autonomie financière d’autant plus problématique pour les femmes victimes de violences intrafamiliales, qui peuvent se retrouver dans l’incapacité de quitter le foyer.
Vers une prise en compte de ces disparités…
Certaines collectivités tentent de prendre en compte ces inégalités de genre. Pour la première fois en France, dans son plan 2023-2027 pour l’avenir de l’agriculture, la région Occitanie a mis en place jusqu’à 2 000 euros de bonus pour les femmes qui souhaitent s’installer en agriculture.
Pour pallier ces différences d’accessibilité aux compétences techniques, les femmes s’organisent autour de groupes en non-mixité. Rien qu’en Normandie, le Groupement féminin de développement agricole et rural (GFDAR), les Agris-nanas, les Natur’elles, et les Agricultur’elles, ont vu le jour pour communiquer sur ces sujets-là, se former à la conduite d’engins agricoles ou encore imaginer de nouveaux systèmes d’agriculture.
« Conduire un tracteur c’est hyper simple finalement, conclut Patricia. J’ai appris avec ma sœur et avec un peu d’expérience il n’y a rien de sorcier ! »
Sabrina Dahache, docteure en sociologie et chargée de cours à l’université Toulouse Jean Jaurès
« Des disparités se creusent pendant le processus d’installation »
« L’accès aux moyens de production, condition nécessaire à l’installation, demeure complexe pour les femmes non héritières dans un environnement où la pression est forte et concurrentielle. Le manque de ressources propres (foncier, bâti) et d’appuis solides s’ajoute à la défiance des organismes prêteurs et des bailleurs de terres potentiels. Ces éléments conjugués font que les femmes sont contraintes de se reporter vers de plus petites unités de production (40 % inférieures par rapport aux hommes).
Les prêts bancaires sont plus modiques pour elles que ceux qui sont consentis pour leurs homologues masculins. Le recours à d’autres structures financières (coopératives, abattoirs) accroît leur taux d’endettement au démarrage de l’activité. Il en découle des écarts en termes de durée de prêts allant de 25 ans en moyenne pour les femmes à dix ans pour les hommes. »
Gwennenn, éleveuse de vaches laitières en Ille-et-Vilaine
Charge de travail et charge mentale
« À l’installation, on est toujours dans l’urgence. En plus de la charge administrative, on doit rénover le bâtiment et réparer des outils, on avait toujours des fuites d’eau par exemple. Donc on n’a pas le temps d’apprendre, la répartition genrée reprend vite le dessus, car on va vers ce que l’on sait faire en priorité. Pour moi, aller chercher ma fille à l’école, faire à manger… Pour lui, le tracteur, car il sait déjà faire et je mettrais plus de temps.
Puis, je suis tombée enceinte donc je faisais moins de tâches techniques pendant que lui monte en compétences. C’est un décalage difficile à rattraper, car il y a des injonctions de genre : il faut que je sois disponible pour mes enfants car je serais jugée si je les donne à la nounou six jours sur sept, et c’est moi qu’on appelle s’ils sont malades à l’école. Dans le voisinage j’entends souvent “la ferme de Louis” et je ne suis que rarement citée.
Finalement, malgré avoir tenté de lutter contre cela, je me retrouve à m’occuper de l’immense majorité des tâches domestiques. En plus du travail à la ferme, il manquait quatre heures par jour. »
Côté web
Les publications « Comprendre la division sexuelle du travail agricole » d’Agathe Demathieu sont à retrouver sur agrigenre.hypotheses.org/11345