Concurrence et agriculture : les leçons de l'été
L'été 2015 a été particulièrement agité, non pas, une fois n'est pas coutume, autour des fruits et légumes, mais en raison des crises que connaissent les marchés de la viande de porc et du lait. Dans les deux cas, les pouvoirs publics sont intervenus en convoquant des tables rondes pour tenter de parvenir à déterminer, entre les organisations et les entreprises, un « juste prix » – c'est-à-dire non pas un prix en phase avec le marché (et cela leur a été reproché), mais un prix permettant d'accorder aux producteurs une rémunération de nature à couvrir leur prix de revient. Ils ont ensuite confié au médiateur des relations commerciales en agriculture le suivi des engagements pris, et exercé des pressions sur les opérateurs.
« Un péché majeur »Ce mode d'intervention interpelle le juriste. Chacun sait dorénavant que l'agriculture, comme les autres secteurs de l'activité économique, est soumise aux règles du droit de la concurrence et que, dans ce cadre, la fixation d'un prix imposé est un « péché majeur ». Le règlement numéro 1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles comporte de nombreuses dispositions prohibant expressément la détermination du prix par les organisations de producteurs et leurs associations ou par les organisations interprofessionnelles agricoles. L'État, certes, n'est ni une entreprise ni une organisation économique, et n'est donc pas soumis au droit de la concurrence, mais dès lors qu'ont été bannies toutes pratiques de prix réglementés, elles-mêmes contraires aux traités, son intervention ne peut s'analyser qu'en l'organisation d'une entente entre entreprises, elle-même illicite. Cette intervention ne constitue pas une circonstance exonérant de leur responsabilité les participants à l'entente, ainsi qu'il a été jugé dans des affaires comme celles de la viande bovine française ou des endives. Si par ailleurs, la pratique de prix d'orientation ou de prix conseillés n'est pas interdite, encore faut-il qu'elle n'émane que d'une entreprise à l'intention de son réseau de distribution, et non d'une concertation entre représentants de l'ensemble des vendeurs et leurs principaux acheteurs.
Pas de blâme de la Commission européennePour autant, il ne semble pas que la Commission européenne ait, du moins publiquement, émis quelque blâme ou mise en garde que ce soit. C'est le signe que, depuis quinze ans (l'affaire de la viande bovine date de 2001), les choses ont évolué. Certes, la doctrine et la règle n'ont pas bougé, mais les responsables politiques se rendent peu à peu aux arguments des professionnels et du marché : le simple jeu de celui-ci et l'intransigeance en matière de concurrence ne permettent pas d'assurer aux producteurs un revenu décent, et d'autres solutions doivent être trouvées.
Racine est un cabinet d'avocats indépendant spécialisé en droit des affaires. Avec un effectif total de 200 personnes en France (Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Nantes, Strasbourg et Saint-Denis de la Réunion), il réunit près de 70 avocats et juristes à Paris. Il dispose également d'un bureau à Bruxelles et à Beyrouth.
Bruno Néouze, associé, y traite avec son équipe les questions relatives à l'agriculture et aux filières agroalimentaires. Il conseille et assiste de nombreuses entreprises agroalimentaires et organisations professionnelles et interprofessionnelles agricoles.
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En l'état, les moyens traditionnels sont privilégiés, qui reposent essentiellement sur le développement de la contractualisation, ainsi que sur des mécanismes d'incitation à la concentration des producteurs, avec un double objectif d'économies d'échelle pour une meilleure productivité, et de renforcement du pouvoir de négociation avec l'aval. La nouvelle OCM, après le paquet lait, ouvre en outre la voie d'une négociation collective du prix y compris en l'absence de transfert de propriété, mais uniquement pour certaines productions (huile d'olive, viande bovine et grande culture) et à des conditions restrictives.
Crise après crise, la nécessité d'appréhender les règles de concurrence de manière spécifique en matière agricole pour préserver la production apparaît de manière plus évidente ; les entorses dont le gouvernement a pris l'initiative et la passivité des autorités communautaires semblent, une fois de plus, le démontrer. Mais encore faudrait-il, pour la sécurité juridique et économique des opérateurs, que les choses soient dites et que les solutions soient traduites dans les textes. On en est loin.