Surface agricole utile, dette, capitaux, revenus… : comment la ferme française se situe par rapport à ses voisines européennes ?
Alessandra Kirsch, docteure en économie agricole et directrice des études chez Agriculture Stratégie, décrypte pour Reussir.fr les résultats économiques des exploitations agricoles en Europe issus du réseau d’information comptable agricole (Rica) qui viennent d’être publiés. Une comparaison très instructive entre les fermes françaises et allemandes notamment.
Alessandra Kirsch, docteure en économie agricole et directrice des études chez Agriculture Stratégie, décrypte pour Reussir.fr les résultats économiques des exploitations agricoles en Europe issus du réseau d’information comptable agricole (Rica) qui viennent d’être publiés. Une comparaison très instructive entre les fermes françaises et allemandes notamment.
Les résultats du RICA 2021 viennent de sortir, et si l’on en croit votre post sur Linkedin il y a beaucoup à étudier et d’informations à ressortir. Vous soulignez en avant-propos que sur 390 000 exploitations agricoles françaises, seules 270 000 sont considérées comme professionnelles, comment en déduisez-vous cela des chiffres du RICA ?
Alessandra Kirsch : Tout d’abord, ce qui est intéressant à retenir du RICA 2021 ce ne sont pas tant les résultats économiques agricoles français que l’on connaissait déjà mais la comparaison avec 10 autres pays européens (1). Ensuite pour revenir sur la méthode cette étude s’intéresse à l’ensemble des moyennes et grandes fermes représentant 90% de la surface agricole utile du pays, et 90% de la production. Elle se base sur la production brute standard avec un seuil théorique fixé à 25 000 euros pour la France. En dessous de ce seuil les exploitations ne sont pas prises en compte. Or sur les 390 000 exploitations agricoles françaises 268 341 exploitations sont au-dessus de ce seuil. Les autres sont considérées comme des exploitations non professionnelles..
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N'est-ce pas incohérent avec une récente étude Eurostat qui dit que seules 58% des exploitations françaises sont familiales ?
Cette étude considère comme familiales seules les exploitations agricoles individuelles. Les Gaec et les EARL ne sont d’office pas considérées comme pouvant être des exploitations familiales. C’est du n’importe quoi ! Le modèle familial reste très important en France, les derniers chiffres du recensement agricole l’ont prouvé avec 440 000 ETP pour les chefs d’exploitations, coexploitants et familiaux, contre 138 000 ETP pour les salariés permanents non familiaux et 75 000 ETP pour les saisonniers ou occasionnels. Certes le nombre de chefs d’exploitations, coexploitants et familiaux a reculé de 16% en dix ans et le modèle familial évolue avec la modernisation des exploitations et l’évolution des conditions de travail.
La SAU moyenne des exploitations agricoles professionnelles françaises est de 94 hectares, comment nous situons nous par rapport aux autres pays ?
Pour l’échantillon considéré toutes productions confondues, on se situe à 94 hectares ce qui est largement supérieur à la moyenne des 11 pays européens étudiés de 45 hectares. A titre comparatif, l’Allemagne se situe à 103 ha, l’Irlande à 46 ha, l’Italie à 23 ha et la Grèce à 10 ha.
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Est-ce un signe d’intensification de l’agriculture française ?
Cela reste à relativiser. Si on prend en compte le nombre d’unité de travail annuel (UTA), sur une exploitation allemande à 103 ha nous sommes à 2,3 UTA en moyenne contre 2,08 en France. Plus intéressant lorsque l’on regarde par type d’exploitation, en grandes cultures, en 2021, la France est à 186 euros par hectare en charges soit dans la moyenne européenne pour un rendement très bon. Chiffre à prendre toutefois avec précaution puisque les achats de produits phytosanitaires ou d’engrais peuvent être différés. Et il y a aussi un effet molécule à prendre en compte.
La ferme moyenne laitière française n'est pas intensive en comparaison avec l'Allemagne ou l'Irlande
En bovins lait, le chargement moyen est de 74 vaches laitières (mères) en France contre 82 en moyenne pour les 11 pays, avec un ratio de nombre de vaches sur les surfaces fourragères de 1,47 en France contre 2,05 en moyenne sur les 11 pays d’Europe. Chez nos concurrents, les ratios sont de 1,89 en Allemagne, 2,22 en Irlande et même 3 en Italie. Nous avons le chargement le plus faible des 11 pays avec la part la plus faible d’aliments achetés à l’extérieure de l’exploitation. La ferme moyenne laitière française n'est pas intensive en comparaison avec l’Allemagne ou l’Irlande.
En bovins viande, on est à un ratio de 1,16 seuls l’Espagne et le Portugal font mieux avec une production bien moins développée.
Sur les capitaux, les chiffres comparatifs entre la France et ses voisins européens sont très instructifs, expliquez-nous…
En France, nous avons aujourd’hui beaucoup de discussions autour de la transmission des exploitations avec l’idée que les fermes valent trop cher. Or en regardant les chiffres on voit que les fermes françaises valent moins cher grâce au fermage. Seules 15% des terres sont en propriété en France, contre 46% en moyenne pour les 11 pays européens. Ainsi la part des terres dans les capitaux fixes en France est en moyenne de 24% contre 71% pour l’ensemble des pays étudiées. C’est une énorme différence !
Sur le foncier, les agriculteurs français disposent d'un vrai avantage concurrentiel
Il faut bien réfléchir à deux fois avant de vouloir toucher au statut du fermage en France (dans le cadre notamment du projet de loi d’orientation agricole, ndlr). Et les fermages font partie des moins élevés en Europe. Sur le foncier, les agriculteurs français disposent d’un vrai avantage concurrentiel.
Ainsi les capitaux moyens pour une ferme française sont d’un peu plus de 500 000 euros dont 300 000 euros de capitaux fixes contre plus de 1 million en Allemagne (essentiellement des capitaux fixes), ou 3,2 millions d’euros aux Pays-Bas (dont 2,8 millions de capitaux fixes) pour une SAU moyenne de 40 hectares !
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En revanche les fermes françaises sont plus endettées ? A quoi est-ce dû ?
Oui le taux moyen d’endettement est de 42,5% pour les fermes de l’échantillon français contre 11% en moyenne pour les 11 pays européens. Je n’ai pas encore toutes les données mais une des explications pourrait provenir du principe d’équité dans la transmission en France. En Irlande où le taux d’endettement des fermes est de 2,6% ce principe n’existe pas et la transmission familiale est quasiment gratuite. Il y a aussi des systèmes fiscaux avantageux pour la transmission progressive hors cadre familial. Ce sont des solutions intéressantes, pas étudiées dans le cadre du PLOA, qui passe à côté des débats essentiels.
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Le RICA livre un revenu brut d’exploitation (que vous comparez à l’EBE) et un revenu net comparable entre les exploitations allemandes (57 116 euros) et françaises (57 831) mais ces résultats sont en trompe l’œil pourquoi ?
On n’a aucune information sur les annuités que les exploitations doivent rembourser. Donc on peut avoir un revenu net important, du même niveau que nos voisins, mais vu que nous avons un taux d’endettement plus important, ce revenu ne sert pas à rémunérer ou investir, mais à rembourser des prêts. On ne peut pas savoir s’il est suffisant pour cela, ni ce qu’il reste comme revenu disponible à la fin. Or, c’est important de le savoir pour pouvoir comparer la rentabilité des exploitations agricoles.
Le taux d’endettement dans les exploitations de grandes cultures est de 40% (sûrement lié à l’achat de matériel, : le parc matériel vaut plus cher que les terres dans les capitaux fixes), en bovins viande on est à 34% et en bovins lait à 51%.
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Vous dites que la comparaison qui fait mal c’est celle entre les éleveurs laitiers français et irlandais, pourquoi ?
En bovins lait, les exploitations irlandaises ont une SAU de 66 ha avec un troupeau de 92 vaches laitières contre 110 ha pour les exploitations françaises et 74 vaches laitières. Les fermes irlandaises mobilisent 1,8 million de capitaux (dont 1,5 million de capitaux fixes) contre 622 000 en France (dont 433 000 de capitaux fixes). Le revenu net est de 101 000 euros en Irlande contre 60 000 euros en France.
Les éleveurs laitiers irlandais vont vivre beaucoup mieux que les éleveurs laitiers français
Et là-dessus les éleveurs laitiers français vont payer des annuités (avec un taux d’endettement de 51,8% contre 5,5% pour les éleveurs irlandais). Les éleveurs laitiers irlandais vont vivre beaucoup mieux que les éleveurs laitiers français et là on ne parle même pas de prix du lait.
(1) Allemagne, Belgique, Danemark, Grèce, Espagne, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal