Jusqu’où céder aux sirènes du franc de pied en viticulture ?
La culture des vignes en franc de pied attire de plus en plus de vignerons, pour des motifs œnologiques ou agronomiques. S’il existe des courtes marges de manœuvre, il faut savoir raison garder.
La culture des vignes en franc de pied attire de plus en plus de vignerons, pour des motifs œnologiques ou agronomiques. S’il existe des courtes marges de manœuvre, il faut savoir raison garder.
Lentement mais sûrement, le vin issu de vignes en franc de pied est en train de devenir le nouveau produit au top de la tendance chez une frange de consommateurs éclairés. Comme une nouvelle étape ultime sur le chemin de la naturalité. En témoigne l’article de huit pages que la Revue des vins de France a consacré au sujet en octobre dernier, sous le titre évocateur de « La fiévreuse quête du vin pur ». Dans l’Hexagone, quelques vignerons ont fait office de pionniers avant les années 2000, avec des cuvées qui sont devenues iconiques. Depuis, d’autres ont suivi, à l’instar du médiatique Loïc Pasquet, avec son vignoble Liber Pater, qui œuvre activement à structurer le mouvement.
Le vigneron bordelais a créé en juin 2021 l’association européenne Francs de Pied, regroupant des vignerons du monde entier mais aussi des amateurs acquis à la cause. « L’objectif premier est de protéger un héritage vieux de 8000 ans, et qui s’accompagne de différentes pratiques et méthodes ancestrales comme le bouturage en plein champ, explique Loïc Pasquet, président de l’association. Il s’agit aussi de retrouver l’expression du terroir en lien avec une variété, comme c’était le cas avant le phylloxéra. »
Des dégustateurs influents qui font état d’une plus grande finesse
Ce « goût d’avant », ou cette expression « sans filtre », est bien souvent ce qui motive les vignerons à planter. Et les consommateurs à déguster. Nombre d’entre eux estiment que la culture en franc de pied apporte « un petit plus » au vin. À commencer par Jérémy Cukierman, Master of Wine et directeur de la Kedge Wine School, qui a souhaité confronter les deux façons de faire lors d’une dégustation comparative. « Certes il n’existe pas d’essais montés scientifiquement avec des microplacettes randomisées, mais nous avons sélectionné seize paires de vins les plus proches possibles », explique-t-il. Les paires de cuvées pouvaient être issues par exemple de deux parcelles voisines chez un même producteur, plantées en même temps, d’un même cépage et avec une vinification similaire. « Selon moi il existe une véritable différence, lance-t-il sans ambages. La bouche des francs de pied est généralement différente, avec moins d’aspérités, plus soyeuse, moins de chaleur et une acidité plus marquée. Il y a une forme de fluidité et de facilité supplémentaire. Tout est mieux intégré en somme. » Faut-il en conclure que l’avenir des grands vins passera par le franc de pied, et faire la chasse au porte-greffe ?
Même chez les membres de l’association Francs de Pied, la réponse est claire : c’est non. « Notre philosophie c’est de dire que quand le sol le permet, c’est mieux. Mais sur tous les terrains qui contiennent assez d’argile pour que le phylloxéra creuse ses galeries et s’installe, il ne faut pas se faire d’illusion, c’est voué à l’échec ! Planter du franc de pied dans un sol argilo-calcaire n’est pas souhaitable », réagit Loïc Pasquet. Car, meilleurs ou pas, les vins issus du franc de pied se heurtent à la réalité du terrain.
La culture franc de pied est possible dans un sol à moins de 3 % d’argile
Le puceron ravageur est encore bien présent sur tout le territoire, même si on ne le voit pas forcément. Quelques-uns des vignerons « pionniers » font d'ailleurs état de leurs pertes dans la Revue des vins de France et témoignent du retour inconditionnel de la maladie. « Il faut dire qu’avec son mode de reproduction par parthénogenèse, le phylloxéra est une véritable machine de guerre, rappelle Olivier Yobrégat, expert matériel végétal à l'IFV. Dès l'installation de l'insecte, on passe irrémédiablement en quatre ans d'une parcelle saine à une vigne entièrement décimée. » La seule et unique condition pour cultiver sereinement en franc de pied est bien connue : il convient d’avoir un sol dont le taux d’argile est inférieur à 3 %. Ce que l’on trouve généralement dans les sables et les sols volcaniques récents. À moins de pouvoir bénéficier d’une submersion quarante à cinquante jours par an !
Pour l’ingénieur de l’IFV, la démarche de réhabilitation des francs de pied est honorable, mais il ne peut s’empêcher d’estimer que cela revient à se couper des possibilités d’adaptation qu’offrent les porte-greffes. « Il faut bien voir que quand on plante en franc de pied, chaque cépage est son propre porte-greffe, pose-t-il. Ce n’est pas dit qu’il soit adapté au terrain dans lequel il va être planté. La qualité d’un bon porte-greffe n’est pas de contrer le phylloxéra mais bien d’améliorer les aptitudes agronomiques. » Et de citer le gamay et le chasselas qui ne poussent quasiment pas au conservatoire de Vassal, devant être greffés bien qu’ils soient dans les sables. Ou encore le cabernet-sauvignon qui n’aime pas les portions humides. Ce qui lui fait dire que nous serions arrivés tôt ou tard au greffage même s’il n’y avait pas eu de phylloxéra.
Un phénomène qui ne peut rester qu’un marché de niche
L’ingénieur, qui a participé à la dégustation comparative citée plus haut, est également circonspect quant à l’apport sensoriel. « Je n’ai pour ma part pas trouvé de différence, avoue-t-il. Il est vrai que les cuvées sont iconiques et de très grande qualité, mais il faut dire que ce sont de très bons vignerons et souvent de belles vignes. Pour moi le côté 'meilleur' est suggestif. Mais chacun est libre de définir ses préférences ! »
Olivier Yobrégat a accepté malgré tout de faire partie du comité scientifique de l’association Francs de Pied. « Cela reste une viticulture patrimoniale rare et passionnante. Il faut juste garder en tête que l’on parle de micro-implantation », glisse-t-il. Un positionnement que ne cache pas Loïc Pasquet, pour qui la plantation en franc de pied n’est pas une fin en soi mais une pratique qui peut coexister avec le modèle actuel. Une démarche de diversification en somme, pour peu que l’on ait la chance d’avoir un terroir ou une fraction de parcelle qui s’y prête. « D’autant plus qu’il y a une dynamique actuellement, ça excite la curiosité des gens, et les cuvées en franc de pied sont généralement bien valorisées, argumente-t-il. Mais ça ne pourra rester qu’un épiphénomène. Et je répète qu’il faut être prudent et impérativement réaliser des analyses de sol avant de se lancer. »
Deux labels pour attester du franc de pied
L’association européenne Francs de Pied s’est mobilisée pour créer deux labels permettant de proposer un produit dont on peut certifier qu’il provient effectivement de telles vignes. Une certification qui comprend un contrôle à la parcelle des racines, des feuilles et la détermination du génotype ainsi qu’une traçabilité permettant d’aller jusqu’à la bouteille. Ce premier niveau permet d’accéder à la mention Franc de pied, alors qu’un deuxième niveau, appelé Franc de pied Héritage original, assure de surcroît que le Vitis vinifera en question est planté sur son terroir d’origine. « Il s’agit également de pouvoir s’exprimer sur le marché et de segmenter l’offre », complète Loïc Pasquet. Il est prévu par ailleurs un comité pour apprécier l’aspect qualitatif afin de rester dans un segment haut de gamme. « Car planter franc de pied n’est pas une garantie pour faire du bon vin, assène le président de l’association. On peut faire très bon avec un porte-greffe mais aussi très mauvais avec du franc de pied ! »
L’aspect agronomique est aussi source de motivation
Pour certains, la culture en franc de pied relève avant tout de la recherche agronomique. Comme Emmanuel Guillot, dans le Mâconnais, qui a ainsi planté 5 ares de chardonnay en 2003 par curiosité. « J’ai pu observer des choses intéressantes, relate-t-il. Comme le fait que la prise racinaire est plus rapide, ou bien que les degrés soient moindres. » Le vigneron, qui a perdu sa parcelle, compte bien réessayer un jour pour renouveler ses observations. De son côté, le spécialiste du greffage Marc Birebent a monté l’association Les Vieilles Branches dans le but de relancer la recherche privée sur le franc de pied. Sur un vignoble privé de deux hectares, dans le Var, les membres tentent de planter des Vitis vinifera sous différentes modalités : avec de la silice, des répulsifs, des systèmes racinaires en profondeur ou encore avec des vignes en hautain. « C’est dommage que les recherches sur la lutte contre l’insecte se soient définitivement arrêtées le jour où l’on a trouvé le porte-greffe, estime-t-il. Pour moi, la possibilité de planter en franc de pied nous permettrait de trouver aujourd’hui des leviers face au changement climatique et pour la pérennité du vignoble. »