De Charybde en Scylla
La commission des affaires économiques a adopté un amendement visant à faire sortir les produits agricoles et alimentaires des négociations commerciales annuelles. Laissant un flou sur ce que seront les relations avec la grande distribution à l’avenir.
Chaque année c’est la même rengaine. Avant le 1er mars, fournisseurs et distributeurs se livrent une bataille sans merci pour fixer les prix et conditions de vente de l’année. Que l’on soit petit producteur ou géant du négoce, impossible d’échapper à la case des contrats lorsque l’on travaille avec la grande distribution. Mais les règles du jeu pourraient bien changer prochainement. Le député Jean-Baptiste Moreau, rapporteur du projet de loi sur « l’équilibre des relations commerciales », a créé la surprise fin avril en proposant un amendement visant à exclure les produits agricoles et alimentaires des négociations annuelles, imposées par le Code du commerce. Une idée qui prend tout le monde à contre-pied, puisqu’elle ne fait pas suite aux réflexions des États généraux de l’alimentation, mais a été imaginée par le député. L’amendement a été adopté le 19 avril avec une grande majorité par la commission des affaires économiques à l’Assemblée, jetant un véritable pavé dans la mare.
Redonner le pouvoir de négociation aux producteurs
Le but de la manœuvre ? Selon Jean-Baptiste Moreau, il s’agit d’éviter le « psychodrame » qui se joue tous les ans dans les box de négociation, et de pouvoir suivre au plus près la variation des cours tout au long de l’année. La première réaction fut celle de Michel-Édouard Leclerc, sur son blog, qui approuve cette proposition. « D’où tire-t-on qu’il existerait un marché français où les tarifs seraient fixés une fois par an, alors que les principaux opérateurs (industriels et distributeurs) continuent de négocier partout ailleurs dans le monde, à commencer par les pays limitrophes ? » argue-t-il. Pour lui, la fin de la pression due à la clôture des négociations sonne l’heure de la paix sociale entre l’amont et l’aval. De son côté, Richard Girardot, PDG de Nestlé France y voit une belle opportunité pour « inventer un modèle durable dans lequel chaque acteur de la filière pourra gagner correctement sa vie ». Un enthousiasme qui n’est pas forcément partagé du côté de la production et du négoce. Car sous la forme actuelle de l’amendement, et en l’absence de textes complémentaires, le député a créé un réel vide juridique, qui laisse beaucoup de monde perplexe.
Généraliser les contrats pluriannuels, condition indispensable au changement
« Nous saluons la mesure, lance Dominique Amirault, président de la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France. Mais il faut que cela soit associé à la mise en place de contrats pluriannuels. » Selon le président, sortir de la convention unique devrait permettre de casser la précarité des relations commerciales. À la condition toutefois que soit rendue obligatoire l’application du tarif commercial du fournisseur auprès des distributeurs, faute de quoi rien ne changera. Chez Coop de France, la pilule passe plus difficilement. « Nous sommes assez réticents à l’idée de voir cette mesure mise en place, indique Boris Calmette, président des Vignerons coopérateurs de France (CCVF). Certes, cela ferait sortir d’un système critiquable, mais pour entrer dans l’inconnu. » Et qui dit « combler le vide », dit également que c’est la raison du plus fort qui l’emporte, c’est-à-dire la distribution. Il y aurait donc plus à perdre qu’à gagner, selon le président de la CCVF. Les Jeunes Agriculteurs (JA) sont quant à eux beaucoup plus catégoriques, et demandent le retrait pur et simple de cet amendement, « qui n’a fait l’objet d’aucune concertation, ni avec les pouvoirs publics ni avec les syndicats. »
Tout réécrire avec plus de cohérence et moins d’hypocrisie
Le président des JA, Jérémy Decercle, s’interroge d’ailleurs sur l’enthousiasme affiché des distributeurs à l’heure de cette annonce imprévue et sans contenu. « De là à penser qu’une nouvelle politique a déjà été préparée en amont, sans les agriculteurs, il n’y aurait qu’un pas », poursuit le communiqué de presse. Pour Thomas Montagne, président des Vignerons indépendants de France, le problème actuel n’est pas dans le cadre des négociations, mais dans l’état d’esprit de la distribution. L’amendement ne changerait donc pas grand-chose à la situation. « On peut changer la loi, mais si le rapport de force n’évolue pas, il se passera exactement la même chose que maintenant mais dans un nouveau cadre », prédit-il. Du côté de la FNSEA, le syndicat confiait à nos confrères d’Agrapresse accueillir positivement la nouvelle. Il se dit « prêt à étudier le texte s’il s’agit de renverser la table et de tout réécrire avec plus de cohérence et moins d’hypocrisie ». Un point de vue avec lequel on ne peut que tomber d’accord. Seulement, on ne peut pas dire que la cohérence ait vraiment été au rendez-vous lors des États généraux de l’alimentation. Par ailleurs, le gouvernement souhaite voir les nouvelles lois votées avant l’été, ce qui ne laisse pas beaucoup de temps pour la réflexion. Difficile donc d’imaginer un projet abouti sortir de terre. Bercy a d’ores et déjà rencontré Coop de France, la FNSEA, les JA, l’Association nationale des industries alimentaires (Ania) et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) à titre consultatif. Le texte et les 233 autres amendements seront examinés au sénat la semaine du 25 juin, et probablement retravaillés d’ici là.
Cela n’empêchera pas les négociations
Nous travaillons beaucoup pour les marques de distributeurs, qui sont déjà exclues de ce système de relations commerciales, et cela n’empêche pas les négociations. La bataille y est tout aussi féroce, on a juste plus de temps pour faire les contrats. À première vue, un tel amendement ne changera pas grand-chose, mis à part le calendrier des ventes. D’autant plus que dans le secteur du vin, la relation avec la distribution n’est pas la même que dans d’autres filières, et que le prix est souvent corrélé à un millésime. Il n’y a donc pas intérêt à le renégocier dans l’année. Il pourrait même y avoir un inconvénient, car le système actuel permet d’avoir une vision claire du marché dès le mois de mars. En revanche, s’il y avait un nouveau cadre qui obligeait des contractualisations pluriannuelles, ce serait intéressant. Nous pourrions ainsi généraliser les partenariats long terme.
Délais de paiement : et si ça bougeait ?
On ne l’attendait plus. Mais un petit signe positif a été donné à la production fin mars. Le Conseil d’État s’est en effet prononcé contre le renouvellement des délais de paiement dérogatoires accordés par l’interprofession provençale, le CIVP. Pour mémoire, la directive du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 stipule qu’un « délai de paiement entre entreprises ne peut, en principe, excéder 60 jours qu’à la condition que cela ne constitue pas un abus manifeste à l’égard du créancier ». Néanmoins, dans le monde viticole, les accords interprofessionnels portent ce délai à 90 jours, faisant ainsi peser le coût de la trésorerie sur la production. Le CIVP ne fait pas exception, malgré des niveaux de stocks au plus bas et un marché on ne peut plus actif et tendu. Les Sages ont estimé que l’extension des délais de paiement n’était donc pas justifiée au regard de la situation commerciale. Un jugement qui fera peut-être jurisprudence ?
pour approfondir
Attention aux stocks déportés
Fin 2015, la DGCCR publiait une note alertant sur les pratiques commerciales en cours dans le secteur viticole. Elle mettait notamment en garde contre les stocks déportés pratiqués par certaines grandes enseignes. Cette pratique consiste à conserver du vin dans un entrepôt intermédiaire et à le facturer au fournisseur. Selon la DGCCRF, ce système peut être « constitutif d’un déséquilibre économique, aggravé par un risque de déréférencement en cas de refus de cette méthode ». Par ailleurs, il peut permettre de « différer abusivement le point de départ du délai de paiement ». Une pratique potentiellement illicite…