Pourquoi la personnalité de Pierre Rabhi était clivante au sein du monde agricole
Le décès de l’écrivain, philosophe et défenseur de l’agroécologie Pierre Rabhi a fait ressurgir des avis très tranchés et opposés sur le personnage dont le discours « anti-modernité » passait mal chez bon nombre de professionnels agricoles.
Le décès de l’écrivain, philosophe et défenseur de l’agroécologie Pierre Rabhi a fait ressurgir des avis très tranchés et opposés sur le personnage dont le discours « anti-modernité » passait mal chez bon nombre de professionnels agricoles.
Pierre Rabhi, écrivain, philosophe, cofondateur du mouvement Colibris, est décédé d’une hémorragie cérébrale samedi 4 décembre à l’âge de 83 ans. Chantre de l’agroécologie, l’auteur de Vers la sobriété heureuse (vendu à 460 000 exemplaires) a reçu de nombreux hommages vibrants sur les réseaux sociaux (de la part de Yannick Jadot, Nicolas Chabanne, Ségolène Royal, Chantal Jouanno, Anne Hidalgo, Cyril Dion ou encore Marion Cotillard). D’autres réactions, au sein du monde de l’agronomie et de l’agriculture, témoignent en revanche du côté clivant du personnage et surtout de son discours sur la décroissance. Plus récemment ses déclarations conservatrices (sur l’homosexualité notamment) lui ont aussi valu de nombreuses critiques.
Pionnier de l'agroécologie
Pionnier du néo-ruralisme, Pierre Rabhi est né en 1938 aux portes du Sahara algérien. Il s’installe en 1961 en Ardèche, dans une ferme sans électricité ni eau courante, où il y pratique la biodynamie. En 1981 il part pour le Burkina Faso avec des agriculteurs du Criad en qualité de « paysan sans frontière » puis devient l’année suivante formateur au sein de six établissements chargés de former les jeunes agriculteurs dans le pays. En 1984 il participe à la création d’un centre de formation à l’agroécologie à Gorom-Gorom au nord du Burkina Faso.
En 1994, il commence à animer le mouvement Oasis pour promouvoir le retour à une terre nourricière et la reconstitution du lien social. Et en 2002, il lance le mouvement Colibris pour sensibiliser aux questions de l’agroécologie et de la nature, en favorisant le passage à l’action individuelle et collective.
La même année il connaît une certaine exposition médiatique auprès du grand public lors d’une éphémère candidature à la présidentielle pour « introduire dans le débat l’urgence écologique et humaine » (il ne recueille pas assez de parrainages).
Des thèses naturalistes
Pour Pierre Rabhi, l’agroécologie a « le pouvoir de refertiliser les sols, de lutter contre la désertification, de préserver la biodiversité, d’optimiser l’usage de l’eau. Elle est une alternative peu coûteuse et adaptée aux populations les plus démunies ». Il défendait l’idée selon laquelle l’agroécologie « libère le paysan de la dépendance des intrants chimiques et des transports par la revalorisation des ressources naturelles et locales ».
L’une de ses thèses : « ne pouvant produire sans épuiser, détruire et polluer, le modèle dominant contient en fait les germes de sa propre destruction et nécessité d'urgence des alternatives fondées sur la dynamique du Vivant ».
Son crédo : « répondre aux nécessités de notre survie tout en respectant la vie sous toutes ses formes est à l’évidence le meilleur choix que nous puissions faire, et c’est ce que préconise et applique concrètement l’agroécologie »
Hommages partiels du gouvernement
Reconnu dans le monde de l’écologie, Pierre Rabhi a pu irriter les agriculteurs par son discours « anti-progrès », anti-produits chimiques. En témoigne le commentaire de l’ex-maraîcher et rédacteur en chef de L’agri des Pyrénées orientales et de l’Aude, Jean-Paul Pelras, sur twitter : « parce que je défends les agriculteurs qu’il a trop souvent stigmatisé, je ne lui rendrai pas hommage ! », liké plus d’une centaine de fois.
Du côté du gouvernement, si Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, et Bérangère Abba, secrétaire d’Etat à la biodiversité, ont salué sur twitter la disparition « d’un penseur de l’agroécologie », Julien Denormandie est resté silencieux sur les réseaux sociaux.
Hervé Kempf, ex-journaliste au Monde et rédacteur en chef de Reporterre, explique comment celui qui a créé en 2007 avec Cyril Dion le mouvement Colibris, par sa pensée individualiste, voire très conservatrice sur certains aspects, a soulevé des critiques et comment « son refus systématique de s’engager dans les luttes de l’écologie, comme celle de Notre-Dame-des-Landes ou plus tard dans le mouvement Climat, l’a coupé des jeunes et de la nouvelle dynamique contestatrice ».
Les critiques de René Dumont et de l'Afis
« Un éveilleur de conscience » critiqué au sein du monde agricole depuis des décennies si l’on en croit le journaliste Jean-Baptiste Malet. L’agronome René Dumont qui le rencontre en 1986 au Burkina Faso critique son enseignement dans Un monde intolérable, rappelle-t-il dans Le système Pierre Rabhi, enquête publiée en août 2018. « Malgré sa bonne volonté, il manquait de connaissances économiques et agronomiques, notamment sur l’utilisation optimale des composts, écrit-il. Selon lui le coût de production était nul : il sous-estimait le travail nécessaire, et même les problèmes de transport, essentiels en la matière. Comme de surcroît, il avait adopté une attitude discutable à l’égard des Africains […] L’écologie est une discipline scientifique : n’allons pas la discréditer, lui enlever sa valeur, sa rigueur, en conseillant des techniques qui n’auraient pas été mises au point dans les conditions locales ». A l’inverse, le journaliste signalait au Monde Diplomatique en 2018 que Pierre Rabhi jugeait René Dumont « très autoritaire » et que selon ses anciens élèves, il s’attachait à remettre en cause son propre enseignement par les étudiants, à la condition que ce soit de manière argumentée, sur des bases rationnelles et scientifiques.
En 2012, l’association française pour l’information scientifique (Afis) émet aussi de vives critiques contre les pratiques observées au mas de Beaulieu, acheté en 1998 par les Amis de Pierre Rabhi, association rebaptisée Terre et Humanisme en 1998. La ferme accueille 150 à 170 bénévoles par an, et réalise des prouesses agronomiques « flirtant avec le ridicule », selon Yann Kindo, enseignant en histoire géographie, qui renvoie sur le site du Club de médiapart au compte rendu de la visite par l’Afis en Ardèche illustré de nombreuses photographies. Le mas de Beaulieu est aussi cité dans l’enquête Le Système Pierre Rahbi.
Des espaces associatifs expérimentaux
Des critiques contestées par Bernard Chevillat, président du Fonds de dotation Pierre Rabhi, dans une tribune « Beaucoup de bruit pour rien » Une défense (chiffrée et factuelle) de Pierre Rabhi publiée en 2018 dans La Croix.
Selon lui, « le mas de Beaulieu fait partie d’espaces associatifs expérimentaux qui n’ont aucune prétention à l’autarcie même s’il faudrait pondérer le propos au vu de l’autonomie alimentaire à 80% des Amanins et les 33 000 repas servis chaque année ». « Leur faire un reproche de dépendance économique et d’amateurisme est un procédé polémique. Terre & Humanisme délivre d’ailleurs des formations diplômantes agréées » argumente-t-il.
J'ai un énorme désaccord avec la modernité
En 2010 pour Actu environnement, Pierre Rabhi expliquait ainsi son point de vue : « j'ai un énorme désaccord avec la modernité ! L'humanité est en train de s'éradiquer elle-même en pillant la planète pour faire du fric et du capital. Je ne me fais pas de soucis pour la planète, mais pour l'humanité qui est devenue démente. Nous nous suicidons avec ce système. C'est une question de responsabilité morale. Je ne pointe pas du doigt les agriculteurs qui, s'ils ont une part de responsabilité, sont piégés dans une spirale qui, elle, relève de la responsabilité collective. Le consommateur a par exemple une part énorme à jouer dans le changement, avec l'influence qu'il peut avoir sur le marché par ses choix. Il devrait être un modérateur. Aujourd'hui, le consommateur est responsable, soit par ignorance, soit par désintérêt ». Un point de vue partagé par certains agriculteurs bios ou en permaculture.
Face à Stéphane Le Foll
Une pensée pas complètement partagée par Stéphane Le Foll, grand défenseur également de l’agroécologie. Lors d’un débat organisé par Franz-Olivier Giesbert, en octobre 2014, celui qui est alors ministre de l’Agriculture abonde dans le sens de Pierre Rabhi pour dire que les mécanismes naturels sont utiles à l’agronomie et pas seulement des « empêcheurs », comme ils étaient considérés pendant après-guerre. « On peut corriger ensuite s’il y a des problèmes. Et pour ça il faut de la science et de l’innovation », insistait-il toutefois devant l’écrivain-philosophe.