Droit rural
Trouble anormal de voisinage : « il faut préserver l’activité agricole en lui permettant de se développer »
L’avocat Timothée Dufour voit dans l’annonce par Eric Dupond-Moretti d’un texte qui encadrerait les actions fondées sur un trouble anormal de voisinage l’opportunité de faire évoluer le droit pour protéger les activités agricoles.
L’avocat Timothée Dufour voit dans l’annonce par Eric Dupond-Moretti d’un texte qui encadrerait les actions fondées sur un trouble anormal de voisinage l’opportunité de faire évoluer le droit pour protéger les activités agricoles.
Comment mieux défendre les agriculteurs visés par des conflits de voisinage ? Timothée Dufour, avocat exerçant au sein du cabinet Cheysson Marchadier & Associés qui intervient notamment pour sécuriser des projets agricoles et de méthanisation, propose plusieurs aménagements au droit.
Mise à jour | Trouble anormal de voisinage : les agriculteurs bientôt mieux protégés par le Code civil ?
Vous vous êtes fait une spécialité de la défense des agriculteurs et du monde rural. Est-ce que le nombre de litiges est selon vous en train de progresser ?
Timothée Dufour : J’ai été plus de cinq ans chez Gide Loyrette Nouel dans le département droit de la régulation, comprenant une forte activité dans le domaine de l’énergie et notamment en milieu rural (agrivoltaïsme, méthanisation…). En parallèle de cette activité que je poursuis, j’ai une sensibilité particulière pour l’agriculture, une partie de ma famille étant éleveurs de bovins en Dordogne.
ce qui m’intéresse ce n’est pas de défendre l’image d’Epinal des campagnes mais de préserver et d’encourager l’activité agricole dans nos territoires ruraux
Au-delà des querelles de voisinage, ce qui m’intéresse ce n’est pas de défendre l’image d’Epinal des campagnes mais de préserver et d’encourager l’activité agricole dans nos territoires ruraux. Quand on est agriculteur, pour développer ses activités et répondre aux mises au normes, il faut nécessairement avoir de la visibilité sur les plans financier, économique mais aussi juridique.
Aujourd’hui les textes ne les protègent pas suffisamment à l’occasion de l’accroissement ou du changement de leurs activités. Les agriculteurs ont aussi le droit de les faire évoluer car ce sont des entrepreneurs. A l’heure où on parle de souveraineté alimentaire on doit plus que jamais sécuriser leurs projets qui répondent d’ailleurs à un intérêt général.
Selon les chiffres issus des travaux préparatoires à la loi du 29 janvier 2021 sur le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, il y aurait aujourd’hui 1800 dépôts de plaintes pour de prétendus dommages liés à l’environnement et 490 recours pour des troubles anormaux de voisinage, sans que nous soyons en mesure d’identifier les actions qui concernent spécifiquement les activités agricoles. Selon moi nous nous orientons inévitablement vers une multiplication des litiges du fait de l’artificialisation des terres, de l’urbanisation galopante et de l’exode urbain.
Le droit est-il plutôt en faveur des agriculteurs sur le sujet des nuisances ?
L’article L113-8 du code de la construction et de l’habitation protège les territoires ruraux en spécifiant que l’on ne peut pas réclamer une indemnisation pour des prétendues nuisances résultant d’une activité agricole installée antérieurement à l’installation de la personne qui s’en plaint.
En pratique, pour contester des projets agricoles, les voisins attaquent les autorisations d’urbanisme devant le juge administratif et, à défaut d’avoir obtenu leur annulation, cela se transforme parfois en guérilla judiciaire sur le terrain des troubles anormaux de voisinage. Or, l’appréciation de l’anormalité du trouble repose sur une part de subjectivité de la part du juge judiciaire qui peut condamner l’agriculteur à réparation mais aussi à mettre fin sous astreinte à l’existence de ces troubles.
Le principe d’antériorité ne fonctionne pas quand les nuisances sont liées à l’agrandissement d’un projet,
Le seul garde-fou est cette notion d’antériorité mais pour cela l’une des conditions repose sur le fait que cette activité agricole doit être préexistante et poursuivie dans les mêmes conditions. Et c’est là, selon moi, qu’il faut intervenir, et admettre que cette activité puisse évoluer.
Quand on regarde la jurisprudence, on constate que le principe d’antériorité ne fonctionne pas quand les nuisances sont liées à l’agrandissement d’un projet, or c’est souvent le cas. Or, une activité agricole évolue inévitablement dans le temps.
Le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti a annoncé le 3 mars au salon de l’agriculture, une prochaine proposition de loi, est-ce une bonne chose selon vous ? Que proposez-vous ?
Il y a un serpent de mer, c’est la question de la réforme de la responsabilité civile par le législateur qui ouvrait sous toute réserve la possibilité de consacrer des critères d’appréciation de l’anormalité du trouble. Une proposition de loi du 16 octobre 2019 envisageait aussi d’ajouter un nouvel article au Code civil pour considérer l’activité agricole comme étant exclue du champ de la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage dès lors qu’elle procède de pratiques locales régulières et suffisamment durables. La piste est intéressante même si elle pourrait se heurter au droit au recours effectif.
L’idéal ensuite serait d’arriver à consacrer l’agriculture comme une activité d’intérêt général. Le 10 mai 2022, une proposition de loi de Vincent Bru et Jean-Bernard Sempastous est sortie sur le sujet, mais a été reléguée aux calendes grecques. Assimiler l’activité agricole à l’intérêt général, permettrait de conférer aux agriculteurs des protections juridiques solides contre les interdictions, restrictions ou entraves à leur libre exercice.
Il faudrait permettre aux agriculteurs de bénéficier de l'antériorité quand bien même il y a eu une évolution de leur activité
Mais ce qu’il faudrait avant tout c’est amender l’article L113-8 du code de la construction et de l’habitation en permettant aux agriculteurs de bénéficier de l’antériorité quand bien même il y a eu une évolution de leurs activités. Un avis du 16 janvier 2020 du Conseil d’Etat a donné son feu vert à cette proposition qu’il faudrait réserver spécifiquement à l’activité agricole.
L'annonce du ministre de la Justice ne se limite pas à défendre les meuglements de vache et le chant du coq
Si on veut encourager les agriculteurs face à l’enjeu de la souveraineté alimentaire, on ne peut pas les cantonner à avoir trois bâtiments ou encore une seule unité de méthanisation. Ils ont le droit de se développer. Il faut saisir l’opportunité de ce texte. L’annonce du ministre de la Justice ne se limite donc pas à défendre les meuglements de vache et le chant du coq, comme j’ai pu voir dans certains articles de presse, mais à conforter nos agriculteurs dans l’exercice de leurs activités.