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« Le dialogue entre Inrae et le monde agricole n’a jamais été rompu » assure Philippe Mauguin

Comment réagit Philippe Mauguin, le Président-directeur général de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) nouvellement reconduit, après les mobilisations agricoles ayant ciblé le siège de l’institut fin novembre ? Entretien pour Réussir.fr. 

Philippe Mauguin dans son bureau au centre-siège de l'Inrae à Paris.
Philippe Mauguin a été reconduit au poste de président-directeur général de l'Inrae en octobre 2024, pour un second mandat de 4 ans.
© Gaétan Merminod

Face à certains agriculteurs et agricultrices qui considèrent qu’Inrae ne répond plus à leurs attentes, que répondez-vous ? 

Philippe Mauguin : Inrae est un grand institut de recherche, le premier en Europe et dans les premiers organismes de recherche dans notre secteur au niveau mondial, avec nos collègues américains et chinois. Nous sommes attentifs à rester au meilleur niveau de la recherche et de l’innovation pour préparer les solutions de demain. Car le contexte actuel de l'agriculture en France, en Europe et dans le monde, est très compliqué et va l’être encore plus, avec en particulier le dérèglement climatique et la forte compétition internationale. Les conditions de production seront encore plus complexes dans les 15 à 20 prochaines années. En réponse, l'Inrae essaie à la fois de produire des connaissances scientifiques au meilleur niveau mondial pour l'agriculture et l'alimentation ; et de délivrer, à chaque fois que c'est possible, à l’aide de nos partenaires, des solutions, des innovations concrètes, pour être en appui aux agriculteurs et agricultrices. 

« Inrae essaye de délivrer, à chaque fois que c'est possible, des innovations concrètes pour être en appui aux agriculteurs et agricultrices »

Contribuer à la souveraineté agricole de la France est dans l'ADN de l'Inra puis d’Inrae, depuis sa création en 1946, dans l'immédiate après-guerre. La fusion avec l'IRSTEA en 2020, qui a permis de créer Inrae, a permis de conforter nos recherches dans le domaine du numérique et de la robotique, de l’eau et des risques naturels, qui sont un enjeu très important. Tout en restant un appui au monde agricole, au secteur de l'agroalimentaire, au secteur forestier et au secteur de l’environnement.

En 2025, notre challenge est d’intégrer les enjeux de durabilité dans la souveraineté alimentaire : il faut produire plus et mieux, en protégeant les ressources naturelles et en tenant compte des impacts sur la santé des systèmes alimentaires. Cela est parfois mal compris, dans les situations de crise que vit le monde agricole, mais disons-le clairement : les chercheurs ne créent pas des normes ou des entraves au monde agricole, ils préparent des solutions qui doivent leur permettre de rester performants sur tous les plans : économique, social et environnemental.

Relire : Inrae : que change la fusion de l’Inra et l’Irstea pour l’agriculture ?

 

Le dialogue est-il rompu entre l'Inrae et une partie du monde agricole ? 

Philippe Mauguin : Non, heureusement ! Le dialogue entre l'Inrae et le monde agricole n'a jamais été rompu. Même en période de crise, il est toujours intense avec le monde agricole. Nos lieux de dialogue avec le monde agricole sont multiples. Sur le terrain, Inrae possède plus de 40 unités expérimentales à travers l'Hexagone et les Outre-mer, couvrant à peu près toutes les filières. Cela représente 7 000 hectares de parcelles Inrae qui sont cultivées ou utilisées pour l'élevage avec des techniciens, des animaliers, des ingénieurs et des chercheurs. Ces derniers utilisent ces terres expérimentales pour tester les recherches qui viennent des laboratoires. Ces fermes expérimentales sont souvent un lieu d'interaction très forte avec les agriculteurs eux-mêmes. C’est près de 15 000 agriculteurs et agricultrices qui contribuent chaque année à des échanges et à des travaux sur nos unités expérimentales. 

« Près de 15 000 agriculteurs et agricultrices contribuent chaque année à des échanges et à des travaux sur nos unités expérimentales »

Les tests réalisés le sont très souvent en partenariat avec les instituts techniques agricoles, qui sont nos grands partenaires dans toutes les filières : Arvalis, Terres Inovia, le CTIFL, l’IFV, l'Idele, l’Itavi etc. Et Inrae réalise un travail conjoint avec Chambres d’Agriculture France, notamment via les fermes Dephy du plan Ecophyto, qui sont les 2 000 à 3 000 fermes pilotes engagées dans la réduction de pesticides. Les agriculteurs y sont suivis à la fois par des conseillers de Chambre, mais aussi par nos ingénieurs et nos chercheurs.

Lire aussi : Mobilisation agricole : l’Inrae et l’Anses ciblées par les FDSEA et JA d’Ile-de-France

 

Comment vous et vos équipes de recherche avez-vous perçu cette défiance affichée envers votre institution de recherche scientifique ? 

À Inrae, on a pu être surpris par certaines réactions. Mais après, elles ont touché tellement d'acteurs. Toutes les questions que l’on nous pose sont prises au sérieux, sont écoutées avec beaucoup d'attention. Il y a une situation très difficile pour les agriculteurs, les agricultrices en France, mais c'est vrai aussi en Europe et dans le monde. C'est ce qui nous permet d'avoir un peu de recul. Au-delà des critiques, nous avons aussi reçu beaucoup de messages de soutien après cet évènement. Y compris d'agriculteurs qui disaient qu’ils ont besoin d’Inrae et soutiennent nos recherches. 

Sur les questions autour du financement d’Inrae, nous sommes conscients que l’on a une responsabilité forte, vu les moyens que l'on consacre à la recherche en France. Mais je tiens à rappeler que le budget d’Inrae est comparable à celui de notre homologue brésilien l’EMBRAPA, et inférieur à celui de nos partenaires chinois. Il ne faut pas « désarmer » la recherche en ce moment sous peine de mettre en péril la souveraineté scientifique de la France et de l’Europe.

« Il ne faut pas « désarmer » la recherche en ce moment sous peine de mettre en péril la souveraineté scientifique de la France et de l’Europe ! »

C'est un vrai travail collectif, la recherche et l'innovation. Il faut qu'on soit performant pour apporter des solutions sur le plan économique, mais aussi sur le volet santé et l'environnement, qui sont des sujets majeurs pour nos concitoyens. Cela fait aussi partie des missions que les pouvoirs publics nous donnent. 

Enfin, certains agriculteurs considèrent que la recherche d’Inrae est trop présente dans la transition agroécologique. Le vrai service que l’on doit aux agriculteurs, c’est la mise à disposition de solutions pour aujourd'hui et pour demain. Malheureusement, quelles que soient les manifestations, le dérèglement du climat ne va pas s'arrêter. Et donc, c'est normal que la recherche publique soit investie dans la transition climatique et écologique.

« C’est normal que la recherche publique soit investie dans la transition climatique et écologique »

Inrae est au service des agriculteurs et doit accompagner le monde agricole pour réussir l’adaptation de nos agricultures au climat et aux enjeux de la sécurité alimentaire. Nous sommes à l'écoute des problèmes du terrain, tout en ayant une exigence de vérité scientifique. Les innovations concrètes présentes dans les cours de ferme, que ce soit des semences, de nouveaux matériels, portent rarement la marque « Inrae ». Et c’est logique puisqu’ils sont développés par des entreprises, mais un très grand nombre ont bénéficié de nos recherches.

 

Ce n’est pas la première fois que l’institut est la cible de critique par le monde agricole. En février 2024, un post d’Inrae vulgarisant une thèse sur la place de la viande et du végétal au restaurant avait provoqué de vives réactions chez une partie du monde agricole. 

Si ces critiques peuvent s’inscrire dans un rejet des normes environnementales, d’autres reprochent parfois à vos chercheurs et chercheuses une forme de militantisme, notamment sur les questions d’écologie. Comment percevez-vous ces critiques et comment vous y répondez ? 

Il peut y avoir des maladresses, ce qu’on avait d'ailleurs reconnu. Il faut tout de même faire la part des choses dans ces moments d'énervement, surtout sur les réseaux sociaux. Quand on voit ce qui se passe sur X, de nombreux acteurs en sortent tellement il est devenu complexe d'y avoir une communication nuancée et apaisée.

Après cette montée de tension sur l'histoire de la consommation de viande, nous avions fait le point et tout est revenu dans le calme. La position d’Inrae sur l’élevage est claire : il n'y aura pas d'agriculture durable sans élevage. 

« La position d’Inrae sur l’élevage est claire : il n'y aura pas d'agriculture durable sans élevage »

Mais les chercheurs montrent aussi que l'équilibre alimentaire optimal au niveau mondial, mais aussi au niveau français, c'est un équilibre entre les protéines animales et les protéines végétales. À terme, il faudrait viser un objectif équilibré de 50-50 pour l’alimentation humaine, c'est un consensus au sein de la recherche internationale. Aujourd’hui, nous avons de très bonnes relations avec les filières professionnelles de la viande. Nous sommes d’ailleurs en train de monter un très grand programme de recherche sur l'élevage durable, impliquant de nombreux partenaires, dont les Instituts techniques agricoles. L’objectif est qu’à terme la plus grande part des produits animaux consommés en France soient produits dans nos territoires.

Enfin sur la question de l’expression publique des chercheurs, comme j'ai pu le rappeler dans une des questions que m'avait posé les parlementaires, nous sommes dans un pays qui reconnaît la liberté académique. J'espère que ça continuera dans le temps, que les chercheurs, les enseignants chercheurs puissent s'exprimer librement. De la même façon que l’on protège la liberté de la presse, il faut être très attentif à protéger les libertés académiques

« De la même façon que l’on protège la liberté de la presse, il faut être très attentif à protéger les libertés académiques »

Quand vous êtes chercheur, vous êtes focalisé sur une partie de la problématique. C’est intrinsèque à l'activité d'un scientifique, car aujourd’hui il y a une forme de répartition du travail académique au niveau du champ des connaissances. Parfois, si un chercheur qui a une perception propre d’une problématique donne à voir quelque chose qui n’est pas complet, il va être immédiatement taxé de partialité, voire de militantisme. Dans certains cas, cela peut être vrai, mais très souvent, ce n’est pas le cas. Pour limiter ces risques, j’ai souhaité qu’Inrae se donne d’une charte d’expression publique des personnels, pour les guider dans leur prise de parole, et pour s’assurer quand ils s’expriment au nom d’Inrae c’est sur la base de leurs expertises scientifiques.

Lire aussi : "Nous voulons mener une recherche exigeante, utile, indépendante et de qualité” : des chercheurs de l’Inrae répondent aux critiques d’agriculteurs

À aujourd’hui, quelles sont les solutions concrètes de l'Inrae pour le monde agricole ? 

Inrae mobilise tous les leviers possibles – de l’agronomie, la génétique, le numérique, le biocontrôle… -, pour concevoir avec ses partenaires des innovations dans de très nombreuses filières agricoles. C’est ainsi qu’avec notre filiale Agri Obtentions, nous venons de lancer une nouvelle variété de blé tendre nommée Geopolis. Dans le secteur viticole, Inrae travaille sur l'amélioration des cépages, à la fois pour qu'ils soient résistants au stress hydrique et à des maladies comme le mildiou et l’oïdium. C'est un travail de longue haleine que l'on mène avec l’Institut français de la vigne et du vin. 

Le secteur de l’élevage est aussi extrêmement important pour nous, avec plusieurs départements mobilisés. Au cours des dix dernières années, d'après nos experts et les experts de la profession, Inrae et ses partenaires ont doublé le progrès génétique pour le secteur de l'élevage laitier. Ce progrès continue aujourd’hui avec la réduction du méthane, un sujet qui est sensible pour le monde de l’élevage. 

Inrae travaille à la fois sur l’alimentation animale via des additifs ou des algues, mais aussi sur la voie génétique. Nous avons récemment dévoilé des résultats de recherche qui montrent une corrélation entre la composition du lait en certaines protéines et la production de méthane, ce qui va permettre d’ajouter un index génétique sur l'émission de méthane, à disposition prochainement des sélectionneurs. 

« Un index génétique sur l'émission de méthanes sera prochainement à disposition des sélectionneurs »

Lire aussi : Une nouvelle variété de blé tendre « agroécologique » développée par l’Inrae

Pour les maladies touchant diverses filières, nous préparons avec l’Anses le Cirad et les écoles vétérinaires des solutions vaccinales qui soient à large spectre, afin d'avoir une forme de stabilité face aux mutations des virus, que ce soit pour la grippe aviaire, la FCO ou la MHE. Nous participerons d’ailleurs aux Assises du sanitaire, annoncées par la ministre de l’Agriculture Annie Genevard. Sur l’alimentation animale et la conduite de l’exploitation, Inrae a trouvé des combinaisons zootechniques qui sont extrêmement intéressantes pour avoir un élevage à l'herbe qui soit à la fois durable, avec un avantage environnemental, mais aussi performant économiquement. Enfin, nous sommes également en appui scientifique dans des filières professionnelles, comme par exemple la filière Bleu-Blanc-Cœur. Un établissement comme Inrae peut et doit prendre des risques dans ses recherches que les éleveurs, les agriculteurs voire les Instituts techniques agricoles ne peuvent pas prendre.

« Inrae peut et doit prendre des risques dans ses recherches que les éleveurs, les agriculteurs voire les Instituts techniques agricoles ne peuvent pas prendre »

Lire aussi : Un nouveau vaccin prometteur contre la grippe aviaire découvert par l’Inrae

Et comment l'Inrae aide-t-il les agriculteurs français à mieux faire face au changement climatique ?

Nous avons mis au point des solutions pour la gestion de l’eau. Par exemple, le programme Explore 2 piloté par Inrae. Grâce à Explore 2, nous avons une connaissance des ressources en eau à un niveau très fin du territoire, que l’on peut coupler avec les connaissances sur l'évolution du climat, permettant d’avoir un outil de conseil au plus proche du terrain. Aussi, Inrae a mis au point l’application AgroMetInfo 2.0, utile pour les agriculteurs et pour les conseillers dans l’évaluation des risques climatiques par territoire à 8 kilomètres près et en fonction des 30 dernières années, permettant d’adapter les choix de semis et d’itinéraires techniques. Inrae a aussi développé le logiciel Optirig, afin d’aider les agriculteurs à optimiser l'irrigation des cultures. Cela a permis aux irrigants qui l’utilisent de réduire de 40 % le volume d’eau utilisé et d’améliorer leur rentabilité.

Lire aussi : Les surfaces touchées par la sécheresse en France devraient doubler d’ici 2100, selon l’Inrae

Nous avons mis en place depuis 2018, avec Chambres d’Agriculture France et l’Acta, la cellule Recherche-Innovation-Transfert qui réalise la synthèse des connaissances avec des fiches pratiques à disposition des agriculteurs. Il existe près de 100 fiches pour les alternatives aux herbicides, 150 fiches sur l'autonomie protéique et azotée, près de 90 fiches sur l'adaptation au changement climatique, 50 fiches sur les plantes de service. Il y a aussi 136 fiches de Certificat d’économie de produits phytopharmaceutiques, pour pratiques alternatives aux traitements phytosanitaires

Lire aussi : Météo agricole : à quoi sert l’application AgroMetInfo 2.0 de l’Inrae ?

Quels sont vos attentes pour l’année 2025 à venir ? 

Pour 2025, j’espère que la loi d'orientation agricole pourra avancer et être votée au Parlement, avec un certain nombre de réponses. Les aides au monde agricole permettront de faire passer ce moment de crise aiguë afin de retrouver un contexte plus favorable au déploiement de nos innovations.

« Les aides au monde agricole permettront de faire passer ce moment de crise aiguë afin de retrouver un contexte plus favorable au déploiement de nos innovations »

Au premier semestre 2025, nous avons aussi prévu d'actualiser les priorités de recherche d’Inrae, en gardant l’équilibre entre des recherches de long terme sur la sécurité alimentaire, le climat, les ressources en eau ; et des programmes de type « problem solving », dans le but de trouver des solutions sur des grands défis. Un certain nombre de ces programmes sont actuellement préparés en interne et vont être discutés avec les partenaires scientifiques, les partenaires professionnels agricoles, les pouvoirs publics, afin de les intégrer dans notre feuille de route et dans nos priorités.

Inrae est présent au Sival jusqu’au 16 janvier 2025 à Angers, et sera au Salon de l’agriculture fin février, où plus de 200 scientifiques et techniciens présenteront aux publics et partenaires leurs métiers, les solutions déjà existantes et les recherches en cours qui seront les solutions de demain, dans les champs comme dans les cours de ferme.

Lire aussi : Les Salons agricoles de 2025 en France 

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