Comment expliquez-vous la montée en puissance de L214 depuis 2015 ?
Hervé Le Prince - "A la différence des autres acteurs animalistes, L214 a une approche stratégique. Ils sont apparus en 2015 dans la sphère publique, mais ils ont fait leurs armes bien avant dans d’autres structures comme Stop gavage. Ils ont parfaitement compris comment fonctionne une Organisation non gouvernementale (ONG). Ils ont su capter des financements et ils ont eu l’intelligence d’aller chercher ce qui marchait ailleurs et surtout de se former. Ils ont certainement été briefés par leurs confrères de The Humane League, le L214 américain, qui existait bien avant eux. Toute la stratégie de pression sur les entreprises est un copié-collé de ce qui s’est fait aux États-Unis, en Australie ou en Angleterre. The Humane League a mis au point des stratégies extrêmement efficaces, avec des vidéos très choquantes et parfaitement mises en scène. Ils se sont emparés d’un tabou sociétal, la mort et la souffrance, qu’on ne montre pas dans nos sociétés occidentales et nous le renvoie à la figure. The Humane League a créé l’Open Wing Alliance pour encourager d’autres ONG à reprendre ses actions."
Pourquoi ces vidéos ont-elles autant de succès ?
H. L. P. - "Parce qu’elles choquent et font vendre du papier et de l’écran. Il y a aussi un côté très voyeuriste et nouveau. L214 vend des images choquantes qu’on n’a jamais vues en disant qu’ils ont ouvert la boîte noire de l’élevage et de l’abattage. Ils ont parfaitement compris comment fonctionne la communication moderne : exclusivités avec des médias nationaux, parfaite maîtrise des réseaux sociaux… Il y a aussi un petit côté « Bonnie and Clyde de l’animalisme » avec le couple [NDLR : Brigitte Gothière et Sébastien Arsac] à la tête de L214, qui séduit les journalistes. Leur démarche, leurs propos sont d’une extrême violence. Mais ils jouent sur un marketing de la coolitude incarné par le couple alors qu’ils imposent la terreur dans les élevages : intrusion dans les propriétés privées, name and shame (nommer et couvrir de honte)… Ils instaurent un climat violent dans la société, ils clivent, en sachant exactement ce qu’ils font. Des pays ont légiféré pour interdire ces intrusions."
Pourtant ces militants radicaux ne sont pas très nombreux à l’échelle du pays…
H. L. P. - "L’animalisme radical est une petite communauté extrêmement engagée, très peu significative en termes de représentativité mais qui fait beaucoup de bruit médiatique, notamment sur les réseaux sociaux. Leur idée est de faire croire que ce bruit est représentatif d’un certain pourcentage de la société française, mais ce n’est pas du tout le cas. Il y a entre eux une répartition des rôles. L214 veut s’institutionnaliser pour devenir un acteur qui peut discuter avec les pouvoirs publics et peser sur la décision publique. Ils veulent faire bouger la société de l’intérieur avec une stratégie des petits pas. Le graal des abolitionnistes est de dissoudre leur idéologie dans la démocratie. L214 « sous-traite » désormais ses vidéos à DxE France, qui est l’avatar de L214 et fonctionne comme eux il y a quelques années."
Vous dites que le buzz welfariste (amélioration de la condition animale) de L214 masque les véritables intentions…
H. L. P. - "L214 n’est pas honnête en se présentant comme une organisation welfariste alors que ses dirigeants sont des fondamentalistes antispécistes. Ils ont collaboré pendant des années aux Cahiers antispécistes qui est la revue fondamentaliste par excellence. L214 est l’agence de promotion de l’antispécisme en France. Ils viennent nous dire sur les plateaux de télé qu’ils défendent la cause animale alors qu’ils ont planifié un changement de civilisation pour la France. Quand on parle de bien-être animal à la télé, on devrait avoir un expert de l’Inra ou de l’Institut de l’élevage mais on a droit à Brigitte Gothière qui vient vous expliquer ce qu’est le bien-être animal. L214 propose un récit utopique militant appuyé sur des controverses et sur des distorsions scientifiques totalement hallucinantes. En revanche, leur président, Antoine Comiti, ne se montre pas parce qu’il dirige une entreprise qui commercialise des applications digitales pour le milieu de la santé. Beaucoup de choses sont masquées chez eux."
Vous constatez aussi que le modèle L214 s’essouffle. Pourquoi ?
H. L. P. - "L’audience de chacune de leurs 'vidéos enquêtes' est en baisse et il y a un phénomène d’usure dans les médias qu’ils compensent en multipliant les vidéos et les intrusions. La dynamique abolitionniste est en stagnation dans les pays anglo-saxons. Le véganisme est un phénomène très urbain, très jeune, très CSP + (catégories socioprofessionnelles à fort pouvoir d’achat). Dans les pays anglo-saxons, il peut concerner jusqu’à 7-8 % de la population dans les cœurs de ville. Mais, au bout d’un moment, il atteint un plateau et ne progresse plus. La radicalité freine son expansion dans l’opinion publique. Ces gens-là font peur par leur idéologie. Beaucoup de végans sont aussi en déconversion. Des jeunes deviennent végans parce que c’est tendance. Mais, au bout de quelque temps ils arrêtent parce que ce n’est pas tenable. Une étude américaine indiquait récemment que 8 jeunes sur 10 d’une certaine tranche d’âge convertis récemment étaient en déconversion végane. Aujourd’hui, en France, la population compte environ 0,5 % de végans. Jusqu’où va monter ce phénomène avant de se stabiliser ? Difficile à dire. Par contre, le philosophe Francis Wolf — qui travaille sur les utopies contemporaines et plus particulièrement sur l’animalisme — nous dit qu’il va rester dans la société française une plus grande sensibilité à la souffrance animale, au bien-être animal. Ce sont des choses à prendre en compte."
Vous dites, à l’instar du politologue Paul Ariès, que les végans sont les idiots utiles du capitalisme. Y a-t-il réellement une collusion entre fonds d’investissement et ONG animalistes ?
H. L. P. - "Que ce soit Jeremy Coller en Angleterre ou les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) aux États-Unis, tous ces investisseurs ont pour ambition de faire de l’industrie de la viande, qui est un peu à la peine, une industrie extrêmement rentable. Et, ils veulent être les premiers pour prendre la monnaie. Parmi eux, il y a des gens plus ou moins militants, comme Jeremy Coller du côté anglais et Paul Shapiro du côté américain. Mais, tous participent du même mouvement. Les mêmes personnes financent d’un côté les ONG animalistes et investissent de l’autre dans des fonds d’investissement qui, eux-mêmes, financent les labos et startups de la viande artificielle. Dans la Silicon Valley, la 'Végan mafia', comme l’appellent les journalistes américains, s’est lancée à fond dans la ruée vers l’or de la nouvelle alimentation artificielle."
Les consommateurs, particulièrement les Français, vont-ils accepter de manger de la viande produite in vitro ou des substituts à base de protéines végétales ?
H. L. P. - "Une révolution se prépare et elle va arriver très vite. Bien malin qui peut dire aujourd’hui si les Français vont accepter ou pas la viande artificielle. Elle trouvera une place sur le marché mais elle ne remplacera sans doute pas la protéine animale. Toutes les enquêtes sur l’alimentation nous disent que les Français ne veulent plus que de la naturalité et du local. Les végans sont d’ailleurs extrêmement embêtés avec ces substituts. Ils vont pouvoir remanger de la viande puisqu’il n’y aura plus besoin de tuer des animaux. Toutes les cartes de l’alimentation vont être rebattues."
On parle beaucoup des abolitionnistes avec qui le dialogue n’est pas possible, mais il y a aussi les welfaristes. Peut-on réellement travailler avec eux ?
H. L. P. - "Oui. Ils sont plus ou moins militants, ils ont des convictions, mais il est intéressant de discuter avec eux. À la différence de L214 où vous n’avez que des communicants, chez les welfaristes, vous avez des vétérinaires. La différence est fondamentale. Certains sont en colère contre L214 parce qu’ils travaillent dans l’ombre, avec les filières animales, et ne sont jamais sur les plateaux télé. Quand l’OABA visite un abattoir, leur vétérinaire vient pour proposer des améliorations. On peut parler avec eux et nous devons le faire. Nous avons onze mille ans de domestication des animaux derrière nous, mais nous devons continuer à avancer."
La Bretagne en mode action
Première région d’élevage, la Bretagne est devenue une cible privilégiée des associations abolitionnistes. Après avoir géré plusieurs crises, décideurs et acteurs de l’agroalimentaire se sont retrouvés toutes filières confondues autour d’une table pour construire une réponse à ces attaques. « Nous respectons les choix alimentaires de chacun mais que des militants radicaux viennent salir ce qui est bien fait est insupportable », explique Hervé Le Prince. Après l’état de choc, auquel a succédé une phase d’échanges et d’analyse, place désormais à l’action. Un collectif (1) - les “Z’Homnivores” - a été créé pour reprendre la parole vis-à-vis des consommateurs et démonter les contre-vérités. Face à un système de défiance alimentaire qui s’installe dans la société, l’objectif est de reconquérir le consommateur en donnant du sens à son alimentation. « Nous devons être plus transparents, plus ouverts. On ne peut pas tout montrer mais il faut que les consommateurs puissent avoir confiance dans ce qui se fait. Cette confiance se construira sur la sincérité, en leur disant : 'nous sommes toujours en progrès, nous pouvons toujours faire mieux, avançons' », détaille Hervé Le Prince. Les éleveurs en particulier doivent prendre la parole, estime-t-il, parce qu’ils ont une crédibilité extrêmement forte auprès du consommateur. « Enfin, nous devons casser le plafond de verre qui isole dans un entre-soi agri-agro la communication sur les pratiques de production », ajoute-t-il. Le collectif breton a créé Breizh Agri Food pour organiser les rencontres de l’agriculture et de l’alimentation en Bretagne. « Nous disons aux consommateurs : “venez voir comment se fabrique votre alimentation” ». Pendant tout le mois de juin, 186 sites de production étaient ouverts au public à travers toute la Bretagne. Un site internet qui va parler d’alimentation de manière transversale et globale va prochainement être lancé.
(1) Les Z’Homnivores regroupent le réseau Produit en Bretagne, l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires, l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (porcs, bovins, volailles), Interbev Bretagne, Agriculteurs de Bretagne et chambres d’agriculture de Bretagne.