Un monde sans élevage, “c’est juste inimaginable !”
Directeur scientifique adjoint agriculture de l’Inra, Jean-Louis Peyraud sera l’un de nos invités lundi prochain lors d’une soirée débat sur la place de la viande dans notre société.
En tant que scientifique, pouvez-vous imaginer dans l’absolu un monde sans élevage comme le prônent les associations abolitionnistes ?
Jean-Louis Peyraud : “C’est une telle connerie que non ! C’est d’abord un non-sens humanitaire : il y a aujourd’hui, sur la Planète, 800 millions de pauvres - majoritairement dans les pays du Sud et notamment des femmes - qui ne vivent, ou plutôt survivent, que parce qu’ils ont une vache, quelques volailles. C’est aussi un non- sens écologique et agronomique. On ne peut aujourd’hui concevoir une agriculture sans élevage. Il faut rappeler que 40 % des surfaces dans le monde sont fertilisées par les effluents d’élevage, par des agriculteurs qui ne peuvent se payer d’engrais chimiques. Sans eux, ce sont des millions de tonnes d’engrais chimiques auxquelles il faudrait avoir recours à l’échelle planétaire. L’élevage, dans nos pays développés, a aussi une vocation de recyclage des sous-produits de cultures non consommables par l’homme : paille, corn gluten, huile d’oléagineux,... Dans les zones de polyculture-élevage, les prairies qui entrent dans les rotations ont aussi comme fonction de couper le cycle des parasites des cultures. On constate d’ailleurs que ce sont les polyculteurs-éleveurs qui réduisent le plus leur usage de phytos. Pour en venir à vos régions couvertes d’herbe, sans élevage, on va complètement fermer ces paysages, ces territoires, avec la forêt et plus personne n’y habitera. C’est juste inimaginable ! Et si on pousse encore la logique jusqu’au bout, si on veut réduire l’utilisation des phytos en Europe via la lutte intégrée, il faudra recourir à des élevages ... d’insectes.”
Et pourtant, les attaques anti-élevage sont nombreuses avec des arguments souvent discutables. Qu’en est-il ?
J.-L. P. : “Il y a d’abord le rôle de l’élevage - et notamment des ruminants - dans les émissions de gaz à effet de serre (GES). Or, en Europe, l’agriculture représente moins de 20 % des émissions de GES, moins que l’habitat ou l’industrie, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas continuer à les réduire et on a des leviers pour cela avec les prairies. C’est aussi l’élevage intensif, concentré sur un territoire pour une logique économique - comme en Bretagne - qui est montré du doigt pour ses impacts sur l’environnement. Il y a également la question de l’utilisation des surfaces et des ressources sachant que, demain, il faudra bien arriver à nourrir 9,5 milliards de personnes. Pour le coup, cet argument de la concurrence entre alimentation humaine et alimentation animale est très ambivalent et mal interprété. Dire qu’il faut 8 à 9 kilos de protéines végétales pour faire 1 kg de protéine animale n’est pas faux en soit, sauf que dans ces protéines végétales, certaines ne sont pas consommées par l’homme, comme l’herbe... L’élevage contribue en fait à une utilisation beaucoup plus efficace de la biomasse avec une contribution nette à la production de protéines. Et certains systèmes sont encore plus efficients, comme les volailles, les porcs mais aussi les ruminants lorsqu’ils valorisent des fourrages, de l’herbe. Quant aux chiffres qui circulent sur les besoins en eau des élevages, ils ne sont pas non plus erronés, mais encore une fois mal interprétés : si on considère toute l’eau de pluie qu’il faut pour produire un kilo de viande, oui il faut entre 10 000 et 30 000 litres. Sauf que si on retire l’élevage d’un territoire, cette même eau continuera de tomber. Il est plus juste de raisonner sur l’eau “utile”, qui pourrait servir à l’alimentation humaine. On obtient alors des ratios beaucoup plus raisonnables : environ 50 l d’eau pour produire un kilo de viande, 10 litres pour 1 litre de lait en système herbager. Dernière attaque en date, celles sur le bien-être animal : on met souvent en avant les élevages intensifs avec la question des animaux en claustration. À l’Inra, on travaille beaucoup sur ces aspects, le comportement animal, comment l’animal intègre son environnement... pour voir comment améliorer les conditions d’élevage mais en évitant tout anthropomorphisme. Dire qu’en mettant les animaux dehors, il seront forcément heureux n’est pas toujours si évident que ça.”
En même temps, l’élevage ne peut rester sourd à ces préoccupations qui traversent la société...
“Oui, il faut que le monde de l’élevage prenne en compte ces messages, voire ces attaques, pour communiquer positivement même si ce n’est pas évident. Il faut expliquer le métier, les pratiques, les conséquences... C’est ce qui se fait sur le loup avec un rapport de l’Inra qui a chiffré les coûts de la protection des élevages pour les troupeaux sud-aveyronnais(1). Quand on voit les chiffres, la société est en droit de se poser des questions. Le message des pro-loups prend alors peut-être un peu moins de force.”
Quelles sont les marges de progrès des élevages français ?
J.-L. P. : “Il y a toujours des leviers pour les rendre plus efficients en valorisant mieux ce que l’on donne à manger, en travaillant sur les systèmes qui associent davantage élevage et cultures. En ruminants, faut-il des systèmes laitiers qui s’intensifient en donnant plus de concentrés au lieu de mettre les animaux à l’herbe ? La recherche répond que c’est la mauvaise voie : pour nous, un ruminant doit aller à l’herbe. En viande bovine, faut-il tendre vers des élevages spécialisés avec des races à viande ou envisager un peu plus de production de viande qui viendrait du troupeau laitier dont les émissions de CO2 sont plus faibles ? En zone de montagne, il faut maintenir le troupeau allaitant, mais en plaine, comme en Bretagne, les conversions des troupeaux laitiers en allaitant posent question.”
On met souvent en avant le modèle d’élevage français, a-t-on des atouts à faire valoir sur ces questions environnementales, climatiques... ?
J.-L. P. : “Il faut éviter de faire cocorico, c’est un argument à double tranchant. Je préfère dire qu’en Europe, c’est quand même mieux qu’ailleurs. En France, on a différents types d’élevage, de territoires. Il vaut mieux jouer sur cette complémentarité qu’opposer les systèmes.”
(1) Entre 20 000 et 24 000 €/an/élevage.
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