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Mal-être en agriculture
« Plus on sera nombreux à en parler, plus on fera bouger les lignes ! »

Camille Beaurain est l’autrice du livre autobiographique « Tu m’as laissée en vie », qui retrace l’histoire tragique du suicide de son mari, éleveur de porcs. Il avait 31 ans, elle 24.

Camille Beaurain, autrice de "Tu m'as laissée en vie" et de "Agricultrice, une vie à part".
© DR

Le mari de Camille Beaurain était éleveur porcin dans la Somme. Un vendredi d’octobre 2017, il se donne la mort. Il avait seulement 31 ans, et travaillait d'arrache-pied pour sauver la ferme. C’est Camille qui le retrouvera, pendu. De cet épisode traumatique, la jeune femme d'alors 24 ans tire un livre, dans lequel elle se confie autant que faire se peut sur son histoire personnelle et les facettes les plus sombres de l'agriculture française. Six ans plus tard, elle continue de se battre pour lever le tabou concernant le suicide paysan, dans l’espoir de faire bouger les lignes.

Pouvez-vous nous décrire le contexte dans lequel vous viviez avant le drame ?

Camille Beaurain : En 2011, Augustin s’installe à son compte, sur un cheptel de porcs très défaillant au niveau de la reproduction. (…) Le travail fourni pour améliorer ce point nous a coûté un an sans week-ends ni vacances : on se levait cochon et on se couchait cochon, même la nuit nous devions nous lever pour surveiller les mises-bas. Tout cela combiné à des règles d’hygiène drastiques à respecter, au risque de tout faire échouer… Les frais liés au fermage, versés à sa famille qui ne lui faisait pas de cadeau, ont fini de le faire sombrer dans la dépression, malgré tout le soutien et tout l’amour que je lui apportais…

Vous doutiez-vous qu’il commettrait l’irréparable ?

C.B. : Le suicide fait partie de ces morts brutales qui ne se prévoient pas, parfois même pour ceux qui passent à l’acte. (…) Dans le cas d'Augustin, je pense que c'était un choix car il a fait en sorte que je ne le retrouve pas à temps pour le secourir, en choisissant une pièce dans laquelle je ne me rendais jamais. Il a suffi que je le perde de vue 5 minutes pour que l’histoire tourne au drame. (...) Je ne lui en veux pas, car je sais qu’il était atteint d’un mal-être profond, et ce déjà bien avant notre rencontre.

Durant une interview, vous parlez de "non-assistance à personne en danger". Qui est responsable selon vous ?

C.B. : Selon moi, la faute est partagée entre l’administration agricole, l’État et la famille. Sans dire que ça n’aurait jamais eu lieu, peut-être qu’avec une famille plus soutenante, on s’en serait mieux sortis, et que ce drame aurait pu être retardé ou évité.

Avez-vous été confrontée à d’autres suicides d’agriculteurs dans votre entourage ?

C.B. : Malheureusement j’en connais plusieurs. Cette année encore, nous avons perdu une collègue agricultrice qui était maman de deux enfants. Le fait d'avoir des enfants ne suffit pas à éviter le pire car les personnes qui choisissent le suicide le font pour se soulager, mais aussi en pensant soulager leur famille. Or, c’est un poids énorme pour les familles survivantes.

Je suis également en contact régulier avec la femme d’un ami éleveur qui s’est lui aussi suicidé. Elle me raconte le combat qu’elle et ses enfants mènent chaque jour pour se soigner suite à ce traumatisme. C’est en partie la raison pour laquelle je suis reconnaissante de ne pas avoir été maman à ce moment-là. Je ne pense pas que j’aurais autant parlé de mon histoire si ça avait été le cas, par souci de protéger mes enfants.

Le deuil d’une femme sans enfant est différent : je suis seule à le porter.

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire un livre sur votre histoire ?

C.B. : Avant qu’Augustin ne mette fin à ses jours, je faisais partie du groupe Facebook « Paroles d’agricultrices face à la crise », où j’avais pu lire le témoignage de plusieurs femmes ayant perdu leur compagnon. À l’époque, je ne comprenais pas que l’on puisse se suicider à cause de son travail. Quand j’ai vécu ce drame à mon tour, j’ai partagé mon histoire sur le groupe. Sa fondatrice m’a alors mise en contact avec le journaliste Antoine Jeanday, qui souhaitait réaliser un article sur mon témoignage. Plus tard, il est revenu vers moi avec son éditrice pour me proposer d'en faire un livre. S’en sont suivis plusieurs mois d’écriture, des dizaines d’heures passées au téléphone, des centaines de mails échangés… avant d’aboutir au récit final.

Que représente ce projet à vos yeux ?

C.B. : Pour moi, ce livre remplace l’enfant que nous n’avons jamais eu avec Augustin. Je pense que c’est le plus bel hommage que je pouvais lui rendre. Mais avant tout, je souhaitais faire comprendre au monde extérieur que le monde agricole n’est pas « tout beau tout rose », bien qu’il y ait aussi des agriculteurs qui s’en sortent très bien.

Votre livre a suscité beaucoup d’intérêt, notamment de la part des médias à l’époque de sa sortie. Qu’en retenez-vous ?

C.B. : La promotion que j’ai pu faire grâce au travail de ma maison d’édition était plus qu’inespérée pour une personne comme moi, inconnue ! Ma plus grande victoire, ce sont tous les messages que j’ai reçus, me remerciant de leur avoir ouvert les yeux sur cette réalité, ou même de les avoir aidés à sauver un proche suicidaire. (...) Si la plupart des personnes qui m’ont contactée n’était pas paysanne, du monde agricole, c’est une écrasante majorité de femmes qui m'a écrit. Souvent en couple avec un agriculteur, elle me remerciaient de « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». (...) Malheureusement, plus de quatre ans après la publication de mon livre, les suicides continuent au même rythme. Et au vu de ce qu’annoncent le gouvernement et l’Europe sur la réduction des cheptels, ça n’est pas prêt de s'arrêter. Cela m’attriste profondément…

Que pensez-vous du traitement du suicide agricole par les médias ?

C.B. : Je constate que lorsqu'un suicide se produit, on parle de faire bouger les choses, mais qu'une fois l’enterrement passé, on retourne au silence. (…) Il y a un refus de la part des médias de parler des sujets qui fâchent. Pour donner un exemple, mon livre devait être adapté en film, mais au dernier moment, le projet ne s’est pas fait car ce n’était pas « le sujet du moment »… Je pense qu’il faut continuer de parler de ce fléau avec les médias plus ouverts pour pouvoir continuer à le visibiliser et participer à sauver des vies.

Comment faire pour que les choses changent d’après vous ?

C.B. : Je pense que les banquiers et les politiques devraient retirer leurs mocassins pour enfiler des bottes et voir sur le terrain comment ça se passe. On ne peut pas comprendre ce que vit un agriculteur en n’ayant jamais été sur place ! Quand les députés et les ministres vont dans des exploitations agricoles, il s’agit de grosses fermes qui tournent bien et pas de petites exploitations en difficulté. Par conséquent, ils ont une vision biaisée, d’un monde agricole qui leur parait idyllique… pendant que nombre d’entre nous ne gagnent pas suffisamment pour subvenir aux besoins de nos familles. Un comble pour des personnes qui se lèvent tous les matins pour nourrir leur pays !

Comment se reconstruire après un tel drame ?

C.B. : Aujourd’hui, j’ai quelqu’un dans ma vie, nous avons une maison, je suis maman depuis 6 mois, c’est un bouleversement ! Malgré tout je continue de penser tous les jours à ce drame, parfois jusqu'aux larmes. Mais je relativise quand je mesure ma chance d’être arrivée là où j’en suis aujourd’hui, entourée d’une famille en bonne santé, malgré quelques difficultés d’ordre psychologique et financier. (...) Je voudrais montrer aux hommes et aux femmes qui vivent des situations similaires que la vie continue, d’autant que c’est souvent le souhait des personnes qui se l’ôtent. Il n’y a aucune honte à refaire sa vie.

Que diriez-vous à quelqu’un qui hésite à évoquer ce sujet ?

C.B. : Qu’il faut en parler ! Je pense que plus on sera soudés et nombreux à parler de sujets comme le suicide, le burnout, la dépression, plus on arrivera à faire bouger le gouvernement et les contraintes administratives.

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