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Sociologie des exploitations
François Purseigle : « Les agricultures artisanales, patrimoniales et industrielles vont devoir cohabiter »

Professeur des universités en sociologie à l’INP-ENSAT de Toulouse et titulaire de la chaire Germéa, François Purseigle observe les évolutions de l’entreprise agricole. Les bouleversements qui découlent de l’éclatement du modèle unique hérité de l’après-guerre peuvent créer du malaise mais offrent aussi de nouvelles opportunités. Avec une question qui reste suspendue : quel sera le visage du producteur de demain ?

François Purseigle est sociologue, spécialisé dans l'étude du monde agricole.
© François Purseigle

L’entreprise agricole évolue et selon vous, cette évolution explique en partie le malaise chez certains agriculteurs, pourquoi ?

On fait face à une situation qui évolue : l’entreprise se banalise, avec un travail de moins en moins familial en termes de pratique et d’exercice du métier - non d’actifs. Ainsi, 20 % des chefs d’exploitation seulement travaillent avec leur conjoint ou conjointe. Il y a une rupture fondamentale entre l’image de l’agriculture et ce qui est vécu par les agriculteurs eux-mêmes. Cet arrachement au modèle traditionnel de l’agriculture conjugale perturbe les professionnels et ceux qui les accompagnent. Il peut être source de malaise. Toutefois, ces changements ouvrent la voie à des choses positives aussi, il existe des situations économiques et sociales favorables. Une partie du malaise est liée à la difficulté à maintenir un outil de type familial. On va faire face, et on est au pied du mur, à une saignée sans précédent du nombre de chefs d’exploitation d’ici 2026, puisque 50 % d’entre eux seront en âge de partir à la retraite.

La délégation et la sous-traitance sont pour vous des tendances marquantes de l’évolution de l’agriculture française : quelle est la réalité de ce phénomène et à quoi répond-il ?

On s’étonne de ce mouvement-là en agriculture alors que c’est un phénomène établi depuis longtemps dans les domaines industriel et commercial. Ça ne devrait pas apparaître étonnant. Depuis longtemps, de nombreuses fermes mutualisent du matériel et du personnel. Les raisons de l’augmentation de la délégation sont multiples, elles relèvent à la fois de la démographie et des préférences des agriculteurs.

Dans les zones d’élevage, 18 % des agriculteurs délèguent la partie cultures à des tiers. Les éleveurs cherchent pour des raisons stratégiques à se recentrer sur des activités qu’ils considèrent comme centrales, comme l’élevage. Ils ont recours à la délégation pour assurer ce qu’ils ne peuvent pas faire.

Doit-on craindre que cette tendance se généralise ?

On a l’idée que chaque chef d’exploitation doit tout faire mais dans le secteur industriel, un chef d’entreprise délègue pour des raisons stratégiques. On imagine que la délégation est synonyme d’abandon ou d’incapacité, or la délégation répond à des besoins : elle peut permettre à un cédant de patienter en attendant qu’un jeune reprenne, ou encore d’avoir accès à de la technologie sans investir dans des machines qui sont trop coûteuses. Différentes raisons expliquent le recours à la délégation. Il y a aussi des raisons structurelles, un agriculteur seul dans sa ferme ne peut pas tout faire. C’est une réalité répandue. Les Cuma proposent même des services en délégation à des non-adhérents.

Pour moi, la question cruciale est de savoir comment les industriels vont accompagner les éleveurs quand 50 % d’entre eux seront à la retraite. Dans le Massif central, une laiterie privée a mis en place des brigades de remplacement pour suppléer ou accompagner les éleveurs qui parfois n’arrivent plus à tout faire. Ce n’est pas un drame, c’est un changement, un élément de mutation.


“On voit de plus en plus de nouvelles alliances entre les agriculteurs"

Est-elle la seule voie possible quand la main-d’œuvre manque ?

La délégation est une stratégie parmi d’autres : les agriculteurs se tournent vers l’embauche de salariés ou bien ont recours à du travail familial. On voit de plus en plus de nouvelles alliances entre les agriculteurs, y compris au sein des fermes laitières : par exemple, le développement d’une marque propre distribuée en local, c’est un phénomène de clusterisation nouveau. Un agriculteur agrège d’autres agriculteurs dans le cadre d’un projet économique à l’échelle du territoire.

Les exploitations sont confrontées à deux types de défis, un défi interne : le renouvellement des générations, des actifs, le recrutement de main-d’œuvre. Et un défi externe, l’adaptation au changement climatique et les aléas du marché. Pour y faire face, ils cherchent à optimiser au mieux en adoptant une stratégie d’embauche, d’association ou de délégation. Ou les trois à la fois. Par exemple : la partie cultures est déléguée, mais la partie élevage est structurée en association avec d’autres et on embauche un salarié pour la vente directe.


“Aujourd’hui, l’agriculture en France c’est une multitude de projets entrepreneuriaux”

On le constate, de plus en plus de fermes sont détenues par des fonds ou des capitaux extérieurs. La financiarisation des exploitations peut-elle être une opportunité ? Les exploitations de type familial sont-elles vouées à disparaître ?

Avec Geneviève Nguyen, en parlant de firme*, on voulait parler de la banalisation de l’entreprise agricole en soulignant qu’il y a en agriculture des formes d’entreprises qui relèvent soit d’un projet industriel, soit financier. J’ai réalisé une enquête en Bretagne dans les plus grands élevages porcins structurés en holdings avec parfois plus d’une dizaine de sociétés. Ce ne sont pas des entreprises classiques en agriculture. Aujourd’hui, l’agriculture en France c’est une multitude de projets entrepreneuriaux et l’adjectif agricole ne suffit plus à les qualifier. Après-guerre et jusqu’aux années 2 000, le projet patrimonial est associé au projet entrepreneurial. Aujourd’hui, en Bretagne cohabitent des éleveurs qui ont des démarches artisanales, d’autres plus patrimoniales, d’autres encore plus industrielles. Il n’y a plus de forme établie.


“Les modèles d’exploitation sont amenés à coexister”

Et la financiarisation de l’agriculture est-elle son avenir ?

On s’imagine toujours un groupe chinois qui va s’emparer des entreprises françaises, mais la financiarisation peut être le fait de familles agricoles qui possèdent des sociétés et qui en rachètent d’autres. Le recours à des plateformes comme Miimosa ou à du capital externe comme Terre de liens est aussi une forme de financiarisation. Ça peut être des restaurateurs qui investissent dans de l’élevage, des gens attachés au milieu agricole. Le besoin de financement n’est pas toujours possible par la dette. Quand une entreprise commerciale ouvre son capital à l’extérieur, ça ne choque personne. Selon moi, on n’assiste pas à un basculement. Les modèles d’exploitation sont amenés à coexister. Sur les marchés internationaux, les produits agricoles français coexistent déjà avec des produits qui émanent de ce type d’entreprises. Il peut y avoir des rapports de domination entre elles, dont il faudra se prémunir, et il peut y avoir des rapports d’hybridation, des contrats passés.


“Ce qui est nouveau, c’est que le projet industriel est désormais pris en charge par des exploitations agricoles elles-mêmes.”

Le Grand ouest, marqué par l’élevage, vit-il une évolution différente de celle que vous décrivez ?

Dans ces régions-là, les formes d’organisation fondées sur une relation amont-aval avec la constitution de coopératives sont dominantes. On voit bien que la plupart des agriculteurs qui ont participé à ce modèle sont ceux qui vont partir à la retraite. Donc, il va y avoir un éclatement avec l'attraction vers une agriculture plus artisanale et patrimoniale et de l’autre côté, une agriculture industrielle. L’agriculture bretonne est déjà industrielle, mais cela relève de processus d’intégration entre l’aval et l’amont, un système où tout le monde participe à un projet industriel à l’échelle du territoire. Ce qui est nouveau, c’est que le projet industriel est désormais pris en charge par des entreprises agricoles elles-mêmes. Car elles ont la capacité à faire ce que les agriculteurs faisaient dans le cadre de la coop. C’est une intégration amont-amont.

Dans ce contexte, comment rendre l’entreprise agricole transmissible, désirable ?

On n’est pas face à un problème d’attractivité du métier, sauf dans certaines filières. Même les nouvelles générations considèrent qu’on peut s’y épanouir. L’élément central de la transmission c’est le décalage entre l’offre et la demande. On a des porteurs de projets dans les Points accueil installation (PAI) qui rêvent de micro fermes et qui ne se retrouvent pas dans les exploitations à reprendre. On a parfois des créations d’entreprises à côté de fermes à reprendre. Or il y a un enjeu à rendre attractives des exploitations qui n’ont pas été pensées pour correspondre à ces projets, y compris à des reprises par des enfants d’agriculteurs : c’est un problème générationnel, non sectoriel. Cela dit, ce n’est pas un problème que des jeunes, qui ont vécu le monde du salariat, ne se projettent pas dans des exploitations créées il y a quelques décennies. Ils ne souhaitent pas se remettre dans les pas de leurs parents.

Certains secteurs rencontrent quand même des problèmes de reprises en élevage.

En élevage ovin, on est dans un rapport d'un pour un, même s’il y a beaucoup de turnover. Dans le porc, l’enjeu est surtout le recrutement des salariés, c’est très important. Actuellement, l’appareil de formation enseigne l’insertion dans les métiers agricoles uniquement au prisme de l’installation de chef d’exploitation. Si on continue, on va passer à côté d’un certain nombre de choses.

 

Votre prochain livre s’intitule Une agriculture sans agriculteurs : qui alors pour produire ?

Dans les années 1950,1960, les paysans étaient appelés à être chefs d’exploitation car il y avait une volonté politique partagée par la profession et l’État. On savait qu’un certain nombre d’entre eux allait disparaître et que les autres allaient se moderniser. Il y avait une ambition commune. Le paysan devait devenir un chef d’exploitation. Ce qui est nouveau, c’est que les politiques et la profession ne s’accordent pas sur ce que le chef d’exploitation doit devenir. Il n’y a pas de consensus pour définir un modèle à la française. Une agriculture sans agriculteurs ne veut pas dire plus de production. Seulement, on ne sait pas quel sera le visage des producteurs demain. Et c’est ce qui contribue d’une certaine manière au malaise d’une partie de la profession.

 

Une agriculture sans agriculteurs de François Purseigle et Bertrand Hervieu, Presses de Sciences Po, sortie prévue en le 22 septembre 2022

 

Avec La fin des paysans, Henri Mendras avait décrit à la fois l'exode rural et la mutation du paysan vers l'agriculteur. Le paysan est mort ? Vive le chef d'exploitation sur une ferme familiale et mécanisée. Tel a été, depuis les années 1960, le projet politique de nos campagnes. Qu'en est-il aujourd'hui ? Pourquoi ce mal-être des agriculteurs ? Bertrand Hervieu et François Purseigle montrent que ce modèle agricole s'est peu à peu effacé. En 2020, le chef d'exploitation ne représente plus qu'1,6% de la population active. La production est assurée de plus en plus par des salariés ou des sous-traitants, encadrés par des firmes. Dans les espaces ruraux, les agriculteurs, devenus minoritaires, ne portent plus leur vision du territoire.

 

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