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Silence dans les champs : la brutalité du système agro-industriel breton décrite "n'est pas caricaturale" selon Nicolas Legendre

Le journaliste correspondant en Bretagne pour Le Monde et fils d’agriculteurs Nicolas Legendre répond à nos questions suite à la parution de son livre-enquête sur le côté sombre de l’épopée agroalimentaire bretonne. Interview suivie de la réaction du président de la Chambre d'agriculture de Bretagne.

Le journaliste correspondant pour Le Monde Nicolas Legendre
Nicolas Legendre, journaliste et écrivain, auteur du Silence dans les champs
© Romain Joly

[Mis à jour le 18 avril avec la réaction du président de la Chambre d'agriculture de Bretagne]
 

Fils d’éleveurs laitiers bretons, Nicolas Legendre est l’auteur de l’enquête Silence dans les champs parue aux éditions Arthaud sortie le 12 avril en librairies. Le journaliste, écrivain et photographe, de 38 ans, a été correspondant pour Le Monde en Bretagne. Ce livre de plus de 300 pages est le résultat de près de 300 entretiens réalisés avec des agriculteurs, chefs d’entreprises, salariés et cadres de coopératives, élus, fonctionnaires, syndicalistes et de la visite de 29 fermes de tous types en Bretagne. Ce travail a donné lieu à une série d’articles parus dans Le Monde ce mois-ci. Nicolas Legendre y décrit les coulisses du développement du « système agro-industriel » en Bretagne qui a fait naître des « empires internationaux et des baronnies rurales », a permis de développer l’emploi, mais aussi aurait asservi des agriculteurs et des salariés de l’agroalimentaire. « Menaces de mort, sabotage d’un tank à lait, virus introduit dans des élevages, refus de prêts, intimidations, livraison de « queues de lot » »… L’auteur dénonce, à travers des témoignages, la violence comme corollaire de l’expansion agroalimentaire bretonne pour les agriculteurs récalcitrants.
 

Vous avez réalisé deux ans d’enquête et passé plus 4 ans à couvrir les sujets agricoles en Bretagne pour Le Monde, mais en fait la thématique de votre livre vous préoccupe depuis plus longtemps non ?

Nicolas Legendre : Oui tout à fait, car j’ai baigné dedans depuis l’enfance dans un élevage laitier en conventionnel. Ce sont des sujets qui flottaient dans l’air quand j’étais petit mais je n’arrivais pas à complètement les saisir. Il y avait la question des revenus, trop faibles par rapport au travail à abattre, et celle des rapports de force qui était très prégnante, avec l’agro-industrialisation généralisée à l’oeuvre. C’était le début de la lutte pour la terre qui se faisait sentir dans les campagnes.
 

Quel âge aviez-vous quand votre père a repris la ferme de votre oncle et votre tante ?

J’avais six mois, je suis né à Paris et six mois après mes parents quittaient la ville pour retourner dans leur village d’origine (pour reprendre une ferme avec 25 vaches laitières et 30 hectares, ndlr)
 

Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance à la ferme ?

Globalement ils sont très positifs. J’ai le souvenir d’une très grande liberté, les parents étaient présents mais ils travaillaient beaucoup on ne les avait pas tout le temps sur le dos, et puis de beaucoup d’espace. J’ai aussi des souvenirs charnels, comme des odeurs, les saisons, les animaux. J’ai aussi le souvenir du travail, pas toujours drôle : quand on est ado, le samedi matin on a envie de faire autre chose que d’aider à la ferme. Mais c’était une chance incroyable.
 

Couverture du livre Silence dans les champs

A partir d’une cinquantaine de témoignages, sans preuves vous le reconnaissez, vous décrivez un système productiviste breton brutal qui n’épargne pas les agriculteurs ne souhaitant pas suivre le modèle et réduit les autres quasiment à l’esclavagisme, n’est-ce pas un peu caricatural ?

J’ai recueilli plus de 300 témoignages. Et certes je suis prudent avec la question des violences, mais dans certains cas on a des preuves, j’ai des lettres anonymes, le fait que la journaliste bretonne Morgane Large se soit fait dévisser ses roues est indéniable par exemple.

Je me base sur beaucoup de documents, il y a du solide, du lourd

Je me base sur beaucoup de documents. Il y a du solide, du lourd, une accumulation de témoignages. A l’évidence, le système a bénéficié de manière générale à la Bretagne, cela a permis de structurer le développement économique de la région. C’est indéniable. Cela a aussi beaucoup bénéficié à une petite partie du monde agricole et para-agricole. Mais il y a une autre partie des agriculteurs qui l'a subi. Je ne pense pas être caricatural. Le modèle a une vertu économique et de développement, des agriculteurs se sentent bien dans ce modèle et s’y retrouvent économiquement. Mais on ne peut s’exempter de se poser certaines questions. En Bretagne, la moyenne d’âge des agriculteurs est de 50 ans, il y a eu une saignée dans les effectifs, le taux d’endettement est en moyenne de 57% en 2020 et une ferme sur trois ne trouve pas de repreneurs. Ce sont des données objectives. Sans parler des suicides (la MSA ne donne pas d’infos régionales mais on sait que l’agriculture fait partie des premiers métiers touchés, et tous métiers confondus la Bretagne présente un taux de suicide élevé). Ces indicateurs objectifs devraient pousser à s’interroger sérieusement.

Pourquoi les agriculteurs violentés, touchés par des actes d’intimidation ou se sentant victimes du système ne portent pas plainte, selon vous ?

A ma connaissance certains agriculteurs ont essayé de faire des analyses à la suite de soupçon d’introduction d’antibiotiques dans leur tank à lait par exemple, mais encore faut-il trouver un laboratoire, être certain qu’il n’est pas en conflit d’intérêt avec le commanditaire présumé…. Et puis il y a la peur de subir des actes de représailles et d’être entravés ou de voir des proches entravés dans l’accès au financement par exemple. Dans les fermes, les gens travaillent beaucoup, ils ont la tête dans le guidon, ils n’ont pas que ça à faire. Et puis, les indices peuvent être très vite effacés, on n’imagine pas la police scientifique se déplacer dans les fermes pour relever des empreintes. Et comment prouver qu’il y a une entrave au crédit ?

A un moment, l’accumulation de témoignages doit faire office d’alerte

Mais je pense qu’il y a un moment où l’accumulation de témoignages doit faire office d’alerte. Je fais le lien avec les enquêtes sur les violences faites aux femmes. On avait une série de faits prescrits, pas prouvables, n’empêche que l’accumulation de témoignages a fait office d’alerte.

Après dans l’agriculture il est difficile de mesurer l’ampleur du phénomène.


Thierry Coué, président de la FRSEA de Bretagne, dit dans Ouest France en parlant de vous : « l’histoire qu’il évoque n’est pas la nôtre, on ne peut résumer la diversité du monde agricole breton à quelques personnalités », que lui répondez-vous ?

Quand il dit qu’il ne reconnait pas cette histoire, j’ai du mal à le croire, je pense au contraire qu’il la connait très bien. Certains de ses confrères m’ont dit qu’il y avait un problème de violence, de rapports de force bretons. Après il est possible qu’il n’ait rien entendu, dont acte.

Mais quand il dit que cela ne peut se résumer à quelques personnalités, c’est quand même une forme de reconnaissance.

J’ai sollicité la FRSEA, je n’ai pas eu de réponse

Mais j’aurais aimé lui parler. J’ai sollicité la FRSEA, je n’ai pas eu de réponse.


André Sergent, président de la Chambre d’agriculture de Bretagne, dit aussi dans Ouest France que vous n’avez pas compris l’histoire bretonne et comment des nouvelles formes d’organisation ont sorti la Bretagne de la misère, qu’argumentez-vous ?

Je pense qu’il a dit ça sans avoir lu le livre. Je dis que le système a permis le développement économique de la Bretagne, même si je ne dis pas qu’elle l’a sortie de la misère. Je passe un tiers du livre à regarder le passé. Quiconque aura lu le livre saura s’y retrouver. Depuis la sortie de l’enquête, j’ai beaucoup de témoignages de gens qui me remercient mais aussi quelques personnes qui me disent avoir vécu des choses anormales.


Vous décrivez un "ordre agricole breton", proche d’un "système mafieux" selon vous, critiqué dans les témoignages que vous avez recueillis mais n’avez-vous pas reçu aussi des témoignages positifs que vous n’auriez pas mis dans le bouquin ?

Si bien sûr j’ai eu des témoignages positifs sur le développement économique. Certains m’ont dit le système a eu un sens à une époque. Je suis allé dans des fermes où il y a du positif. Mais ce n’est pas mon propos, qui est de dire qu’ils vont dans le mur. Même si ce n’est pas du tout comparable, c’est un peu comme si je faisais une enquête sur l’esclavage et que je disais qu’il a quand même eu des vertus. Attention ce système qui a apporté du positif et continue à en apporter pose des problèmes humains et environnementaux.


Vous êtes très dur sur le système coopératif notamment, mais c’est quand même une des forces du modèle agricole français non ?

La coopération a du bon, le problème c’est quand la coopération se dévoie, quand une entité coopérative à taille humaine devient une multinationale avec une démocratie imparfaite voire défaillante, une certaine opacité dans les rémunérations et marges des filiales. Peut-on alors toujours parler de système coopératif ?

La coopération a du bon, le problème c’est quand elle se dévoie

Je n’invente pas la poudre, la FNSEA elle-même formule des critiques sur les coopératives. A ce propos les travaux de Xavier Hollandts sont assez édifiants. Mais toutes les coopératives ne fonctionnent pas de la même façon. Certaines problématiques sont plus exacerbées dans certaines que d’autres. Les coopératives qui ont entériné des réformes vont dans un sens globalement positif.


Ce que vous voulez montrer c’est l’envers du décor du miracle breton avec ses victimes ? En quoi diffère-t-il de l’évolution de l’agriculture dans d’autres régions françaises ?

Ce n’est pas un problème spécifiquement breton. La Bretagne n’est pas un cas à part mais un cas d’école. Elle m’intéresse car c’est là d’où je viens. C’est une sorte de laboratoire du productivisme.

La Bretagne n’est pas un cas à part mais un cas d’école

On y observe des choses de façon exacerbée, car la Bretagne est quasi insulaire et qu’elle est entrée dans l’ère industrielle par l’entremise quasi unique de l’agro-industrie. Mais les problématiques que je décris se retrouvent en tout ou partie dans d’autres régions de France et à l’étranger (en Inde, aux Etats-Unis, au Brésil).


Quelles réactions avez-vous depuis la publication du livre en provenance du monde agricole ?

Globalement j’ai beaucoup de réactions positives, je croule sous les réactions de Bretagne et d’ailleurs, il me faudrait un aide de camp pour y répondre. Et puis j’ai quelques réactions moins positives mais qui sont finalement assez peu nombreuses. Je m’attendais à quelque chose de plus massif. Sur les réseaux sociaux, il y a même une sorte de silence assourdissant, je ne sais pas s’il va durer. Cela va dépendre de l’ampleur des débats qui vont suivre selon moi.


Vous parlez de la présentation (en 2019, ndlr) d’un plan stratégique 2019-2025 par des représentants agricoles bretonnes suivant plutôt les idées d’André Pochon que celles d’Alexis Gourvennec, le vent est en train de changer en Bretagne selon vous ?

Cela fait des années que les choses bougent et ceux qui sont dans le milieu le savent bien. J’ai reçu des témoignages de gens intérieurs au système que je n’aurais pas eu je pense il y a dix ans. Mais après concrètement sur le terrain on n’assiste pas à un changement en profondeur. Certes on a des volontés qui s’expriment depuis les années 50 sur le système herbager par exemple, proposant des modèles alternatifs, et je ne parle pas de babacools faisant de la permaculture mais de systèmes productifs, rémunérateurs et humainement viables. Mais il me semble qu’il n’y a pas un changement en cours systémique et organisé.


Les méthodes héritées selon vous des chemises vertes perdurent-elles ? Vous-même avez-vous été menacé ?

Je n’ai pas été menacé. Je souhaite ardemment que cela continue. Concernant la violence, sur la question des manifestations publiques de colère paysanne il y a eu un tournant en Bretagne après les bonnets rouges en 2013, où la violence avait atteint des sommets. Depuis il y a comme une inflexion, l’influence passe plus par le soft power, le lobbying. Ceci est aussi dû au fait qu’il y a moins d’agriculteurs et donc moins de soldats. Et puis dans des fermes de 300 hectares on a beaucoup de travail on n’a pas le temps d’aller bloquer des supermarchés ou des préfectures.

La violence sourde était plus brutale dans les années 70, mais elle n’a pas disparu

Après concernant la violence sourde, inhérente au système, j’ai tendance à penser qu’elle était plus brutale dans les années 70. Pour autant elle n’a pas disparu. Par exemple un responsable d’une instance agricole, éleveur, m’a appelé récemment pour me dire qu’autour de lui tout le monde installait des robots de traite mais que pour le rentabiliser la banque leur demandait de s’agrandir. Résultat : des agriculteurs sont en train de se battre pour 3-4 hectares. C’est d’une violence inouïe avec intimidations, menaces de dénonciations…


Vous décrivez des agriculteurs entrainés dans la course à l’endettement qui s’épuisent, craquent, sont « cramés » à 50 ans, selon vous quel pourcentage d’agriculteurs bretons sont dans ce cas aujourd’hui ? Quel est le profil de ceux qui vivent bien de leur métier et sont heureux, il y en a quand même, non ?

C’est très difficile à évaluer. Selon des contacts en prise avec les statistiques, mais aussi Solidarité paysans par exemple, on aurait en Bretagne un tiers d’agriculteurs, pour qui ça se passe bien du point de vue économique, parfaitement intégrés dans le modèle industriel, techniquement très bons et ou ayant un bon capital avec de bonnes parcelles ou ayant fait un pas de côté vers l’alternatif et étant bons aussi techniquement. Il y aurait 40 à 50% d’agriculteurs dans la moyenne ou en flux tendu. Et puis 15 à 20% qui sont en difficulté ou très en difficulté. Ces ratios me semblent plutôt crédibles. Mais c’est compliqué à évaluer d’autant plus que le calcul des revenus est très compliqué et son analyse parfois simpliste.

 

« Il n’a pas le droit de cracher sur le modèle agricole breton », réagit André Sergent

 

André Sergent président Chambre d'agriculture de Bretagne

André Sergent, président de la Chambre d’agriculture de Bretagne, n’a pas lu le livre de Nicolas Legendre et ne le lira pas. Il a en revanche épluché toutes les interviews et articles publiés sur le sujet et se dit interpellé par beaucoup d’acteurs bretons. « Cela m’attriste, je suis écoeuré de tout ce que l’on peut écrire », confie-t-il, jugeant que le journaliste ne connait pas bien l’histoire agricole bretonne. « Il n’a pas le droit de cracher sur le modèle agricole breton » poursuit-il. « La Bretagne était la région la plus pauvre de France, c’était la misère, les paysans en souffraient. Certaines personnalités dont Alexis Gourvennec ont réussi à sortir les paysans de cette misère en organisant les marchés agricoles et les voies d’accès à la Bretagne par la mer et la terre », ajoute André Sergent.

« Des agriculteurs ont échoué dans cette période », reconnaît le président de la Chambre d’agriculture de Bretagne, « des personnalités qui avaient une vision de l’avenir ont accédé à des postes à responsabilités, mais de là à les prendre pour des barons, presque la mafia bretonne ça me fait mal ». Selon lui la tonalité de Silence aux champs est « exagérée ». Toutefois « depuis deux décennies, le secteur agricole a souffert. Est-ce que nos organisations agricoles ont toujours été à la hauteur ? Clairement pas toujours, il faut savoir se remettre en cause », confie-t-il. Revenant sur l’épisode de la présentation du projet stratégique breton 2019-2025 évoqué dans le livre, André Sergent reconnaît que son discours a alors dérangé certains responsables syndicaux. « J’avais interpellé en affirmant que l’élevage souffrait et qu’il fallait réagir, j’étais dans mon rôle ce n’était sous un angle critique ». Ce qu’ont fait les responsables agricoles bretons à partir de 1960 « était remarquable », « mais on doit l’adapter au contexte nouveau », affirme le responsable agricole breton, qui estime notamment que les agriculteurs méritent une meilleure rémunération.

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