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Interview
« Une politique alimentaire stratégique européenne est nécessaire »

La guerre en Ukraine, entraînant l’explosion des cours des matières premières, a remis la question agricole sur le devant de la scène médiatique. Dans ce contexte inédit, le président d’Intercéréales, Jean-François Loiseau, répond à nos questions.

Agriculteur dans le Loir-et-Cher, Jean-François Loiseau occupe aussi la fonction de président d’Intercéréales (filière céréalière française) depuis 2016 et de la Meunerie française depuis 2019. Par ailleurs, il produit des céréales, des betteraves et du soja, et préside le groupe coopératif Axéréal depuis 2011.
© Rodolphe de Ceglie

Les prix des grains ont affiché une volatilité et une fermeté inégalée cette année. Est-ce tenable ?

Jean-François Loiseau - D’abord, cette hausse est due à des raisons guerrières avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Et ce ne sont pas les restrictions à l’export de l’Inde qui ont fait passer les prix au-dessus des 400 €/t rendu Rouen, mais le déficit hydrique et la chaleur en Europe. Dans ce contexte, toutes les filières sont prises en tenaille. Au-delà de nos frontières, le commerce international est très touché. Et en particulier nos acheteurs, entreprises ou États, pour qui l’impact de la hausse des matières premières agricoles est absolument catastrophique. Au niveau hexagonal, il y aura des problèmes d’ajustement de prix et de crédibilité de certaines filières. L’élevage, au premier chef, et la nutrition animale sont déjà touchés. Nous voyons des éleveurs qui arrêtent leur production, quand bien même les prix auraient augmenté au niveau de la distribution. Il y a une telle facilité à récolter du blé par rapport à l’activité d’élevage que cette tentation de se spécialiser en grandes cultures est prise en considération. On constate déjà ce phénomène dans certaines grandes zones de production comme la Beauce. En meunerie, la boulangerie artisanale parvient à répercuter ces hausses. La difficulté est plutôt au niveau de la meunerie où la concurrence demeure. On observe des meuniers couverts jusqu’en juin avec des achats réalisés l’an passé entre mars et juillet, donc à des prix de 180 à 250 €/t. Et ces meuniers font passer des hausses sans trop de difficultés, car ils ne sont pas pris à la gorge compte tenu des prix d’achat réalisés auparavant. Dans une même région, parfois, des meuniers, notamment les tout-petits, qui sont moins couverts, achètent au coup par coup. Pour eux, c’est plus délicat, car ils ont acheté le blé entre 250 et 400 €/t. Ils n’ont pas d’autre choix que d’augmenter leurs prix au rythme de leurs achats. Globalement, je pense qu’il faut répercuter les hausses du prix du blé sur ceux de la farine tous les matins. Parce que le sujet, c’est la récolte qui va arriver. Il faut répercuter des hausses. Si ces augmentations ne sont pas effectives, les meuniers et boulangers seront en difficultés. 

 

Il faut donc s’attendre à de nouvelles hausses des prix du pain cette année ?

J.-F. L. - Bien entendu ! Il faut qu’il y ait des augmentations dès juillet. Le meunier qui achète du blé à 350-400 €/t ne tiendra pas le coup sans répercuter la hausse sur sa farine. Pour l’industrie utilisatrice, c’est différent, car elles sont toutes adossées au Matif. Le contrat sur le marché à terme est transmis, et donc les industriels s’arbitrent tout de suite. Pour autant, il faut répercuter la hausse en GMS ou vers ses autres clients. La farine en sachet se vend correctement avec des prix en progression. Mais elle ne se sent pas trop car les prix sont déjà bas sur ce type de produit.

 

Et pour les autres secteurs de la transformation ?

J.-F. L. - Concernant l’amidonnerie, nous n’observons pas de difficultés pour le moment, l’amidon et la protéine étant bien valorisés. Le marché de la protéine est porteur. Si on parle des orges et du malt, le marché est mondial. Il y a moins d’impact de la guerre, car le noyau de production est en Amérique du Nord, en Australie, en Argentine et en Europe de l’Ouest. Le sujet est donc de faire passer les hausses nécessaires aux brasseurs qui sont peu nombreux et opèrent sur le marché mondial. L’orge dans le prix d’une bière (33 cl), c’est moins de 2 %, alors que le verre en représente 20 %, et que son prix a augmenté. Pour l’industrie des pâtes, le problème est l’attractivité du blé tendre. Certains producteurs pourraient être tentés de « switcher ». Il ne faut pas comparer le blé tendre au blé dur pour savoir ce que l’on doit cultiver. Il faut surtout regarder le coût de production du blé dur et avoir conscience que la filière peut s’engager. Il y a un risque réel de recul des surfaces. Ce serait dommage, car nous avons des usines dans l’Hexagone et des filières qualité pour les approvisionner.

 

La fermeté des engrais pourrait renforcer cette envie de passer au blé tendre ?

J.-F. L. - La hausse des engrais impacte toutes les filières qualité du blé. Pour obtenir un grain vitreux qui donne cette couleur jaune particulière, il faut 14-15 % de protéines dans le blé dur. On s’interroge aujourd’hui avec la filière, notamment avec l’Inrae et les semenciers, pour savoir si des blés durs à 13 % ne suffiraient pas pour obtenir des pâtes de qualité. Et si tel est le cas, ce serait plusieurs dizaines d’unités d’azote en moins. Aujourd’hui, une unité coûte 3 € contre 0,50 € il y a un an et demi. Il ne faut pas que les agriculteurs se détournent de la culture du blé dur.

 

Que répondez-vous aux boulangers qui s’interrogent sur la fermeté du blé, alors que l’offre est suffisante pour le marché français ? Certains regrettent l’époque de l’intervention.

J.-F. L. - Nous avons eu l’occasion d’en parler avec l’Élysée, et lorsque l’on évoque ces sujets stratégiques au niveau de l’Union européenne, sans même évoquer l’intervention, la porte est plutôt fermée. L’administration européenne ne comprend pas le sens de notre proposition de « réarmer l’agriculture européenne ». Elle pense que nous souhaitons revenir de vingt à trente ans en arrière. Certains se réveillent concernant la dépendance à de nombreuses matières premières depuis le début de la guerre en Ukraine. De même qu’au début de la période Covid-19 avec la question des masques ou de l’alcool. Nous avons donc besoin de grandes politiques stratégiques, mais pas seulement françaises. Il faut parler de la souveraineté alimentaire au niveau de l’Union européenne pour sécuriser certains marchés. L’Espagne et le Portugal achètent quasiment tout leur maïs à l’Ukraine ! Il y a encore quelques mois, personne ne misait sur une guerre dans cette zone, mais elle est là. Et ses conséquences seront dramatiques pendant des années. Si nous voulons être résilients, la notion de stocks spécifiques pourrait être réfléchie. Et si nous en avions depuis cinq ans, il y aurait moins de tension sur les prix actuellement et nous aurions pu sécuriser quelques relations commerciales avec certains pays d’Afrique qui vont avoir beaucoup de mal à s’approvisionner dans le contexte actuel. Ceux qui prennent des décisions à Bruxelles devraient comprendre que l’agriculture n’est pas l’industrie. Nous travaillons avec le vivant et dépendons du climat, rien n’est certain en agriculture.

 

Pour autant, la problématique de la famine est d’abord une question de prix…

J.-F. L. - Les cours sont très éleves, c’est évident, mais nous allons rencontrer un problème d’offre. L’Ukraine a, aujourd’hui, plus de 20 Mt de grains qui ne peuvent être exportées au départ de la mer Noire. Nous avons fait des propositions pour extraire des céréales du pays afin de les mettre à disposition sur le marché international et faire baisser la tension sur les prix. Certains pays d’Afrique ou du Moyen-Orient pourront payer ou faire du troc, mais d’autres non. 

 

Vous avez parlé de « réarmer l’agriculture européenne » lors de l’entrée de l’armée russe en Ukraine. Comment conjuguer cet objectif et celui du  zéro carbone à l’horizon 2030 ?

J.-F. L. - Il faut tendre vers le zéro carbone avec les sujets des engrais au niveau de la production, des carburants pour le transport sur l’ensemble de la filière, de la production d’énergies sur les fermes… Le gros du sujet est agricole avec la partie engrais et, notamment, de l’azote. Nous irons de plus en plus vers des cultures en mélanges, avec des associations de céréales et de cultures qui captent l’azote du sol. Cela ne se fera pas en trois ans, mais c’est le sens de l’histoire. C’est la succession de toutes ces pratiques qui permettra de tendre vers le zéro carbone. Il faut regarder tout cela sur le temps long.
 

L’Égypte s’est déclarée favorable à un approvisionnement surtout assuré par l’Argentine. Qu’en pensez-vous ?

J.-F. L. - L’Argentine est un grand pays céréalier. Mais elle n’est pas résiliente et son économie est fragile. À tel point que les restrictions à l’export sont souvent utilisées par le gouvernement. Donc je ne vois pas du tout l’Argentine, très dépendante du FMI, comme le pays qui va les sauver de l’absence de blé ukrainien. Si l’Égypte peut trouver du blé en Argentine ou Australie, c’est une bonne chose, lui évitant une dépendance totale à la zone mer Noire. Le pays nous a délaissés pour des raisons contestables. Ceci étant, l’Égypte a du gaz, de l’urée… Peut-on mener une politique d’échanges avec elle ? Ce serait intéressant. L’Égypte, avec sa forte population, est une priorité.

 

La production de blé OGM est permise en Argentine. Quel regard portez-vous sur cette information ?

J.-F. L. - En 1996, Monsanto est arrivé en France avec le gène Terminator, qui empêchait de ressemer. Trois ans plus tard, le McDonald’s de Millau est démonté et, dans la même période, survient le scandale de la vache folle. Ces événements ont participé au rejet des OGM, qui n’ont jamais fait le moindre mort dans le monde jusqu’ici. On peut être contre les OGM en tant que tels, mais c’est très idéologique. L’enjeu pour la génétique est aujourd’hui plutôt tourné sur les NBT qui, elles, seront primordiales dans les prochaines années. Concernant la France, c’est au niveau de l’Union européenne que cela se jouera et, pour l’instant, on ne peut produire d'OGM. Il n’y a pas de recherche française en plein champ, donc pour le moment ce n’est pas un sujet.

 

En même temps, il n’y a pas de marché identifié pour le blé OGM actuellement ?

J.-F. L. - Pour le moment non, en effet. Mais regardons le maïs, le soja, le riz… Cela fonctionne très bien dans le monde entier. Les OGM ne sont pas une fin en soi, c’est un moyen. Si cela permet de cultiver des blés dans des zones sèches pour maintenir les rendements, restreindre les quantités d’azote pour produire de la protéine ou limiter les allergies au gluten, pourquoi pas ? Tant que nous n’avons pas de précisions sur l’intérêt de l’OGM, c’est difficile d’être pour ou contre. En l’état, en tant que représentant de la filière, je dirai non aux OGM, car la réglementation française et européenne ne le permet pas. Mais, à titre personnel, il faut regarder dans le détail quelle est la finalité de l’OGM.

 

La clause de renégociation (Egalim) est toujours d’actualité pour le marché des grains. Quelle est votre stratégie sur ce dossier délicat ?

J.-F. L. - On a passé des heures avec l’administration pour expliquer comment la filière des grains est organisée, mais tout n’a pas été compris. Maintenant, nous attendons la nouvelle législature pour reprendre notre bâton de pèlerin et expliquer de nouveau ce que nous sommes en partageant notre particularité pour obtenir des décrets solides. Nous attendons donc la rentrée. Je note que l’utilisation et la fonction du marché à terme Euronext ne sont pas assez connues. À tel point que beaucoup le considèrent comme le symbole de la Bourse, de la spéculation, alors que c’est un outil de visibilité pour tous les opérateurs de la filière. J’ajoute que la particularité de la concentration des centrales d’achat en France pose un vrai problème de transparence des marchés et de répercussion des coûts de production. Ce n’est pas le cas ailleurs. Les entreprises, qui subissent une désinflation continue depuis neuf ans sur les prix de vente à la distribution, ne peuvent investir et se développer à l’étranger car leur marge d’innovation est grignotée par les distributeurs. Des grands noms de l’agroalimentaire, français ou non, pourraient quitter le territoire hexagonal à cause de la distribution avec qui la rentabilité est absente. Ce n’est plus une menace, mais une réalité. Il faut donc changer de paradigme de façon urgente.

                

 

 

Quid de l’interprofession Intercéréales ?
Intercéréales regroupe les organisations professionnelles du secteur céréalier français :
• Production avec l’AGPB (Association générale des producteurs de blé), l’AGPM (Association générale des producteurs de maïs) et FGC (France grandes cultures).
• Collecte-commercialisation avec La Coopération agricole métiers du grain, FNA (Fédération du négoce agricole), Symex (Syndicat français de la meunerie d’exportation) et Synacomex (Syndicat national du commerce extérieur de céréales).
• Transformation avec l’ANMF (Association nationale de la meunerie française), CFSI (Comité français de semoulerie industrielle), La Coopération agricole nutrition animale, Snia (Syndicat national de l’industrie de la nutrition animale), Malteurs de France, Usipa (Union des syndicats des industries des produits amylacés
et de leurs dérivés) et USM (Union de la semoulerie
de maïs).

 

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