La bière, un marché attirant mais concurrentiel
Après une longue traversée du désert, la bière connaît un véritable renouveau dans un contexte général de baisse de la consommation des boissons alcoolisées. Une tendance qui dépasse l’effet de mode.
Après une longue traversée du désert, la bière connaît un véritable renouveau dans un contexte général de baisse de la consommation des boissons alcoolisées. Une tendance qui dépasse l’effet de mode.
Face à l’atonie du marché du vin, le dynamisme de la bière paraît presque insolent. Il se matérialise d’abord par le spectaculaire essor du nombre de brasseries. Ainsi, en 2021, on dénombrait 2 500 brasseries sur l’ensemble du territoire français (y compris Drom). La France est même le pays européen le plus pourvu en brasseries selon les données de The Brewers of Europe. Parmi elles, 2 300 (soit 92 %) sont des microbrasseries, soit des entités brassant moins de 1 000 hl par an. Le Syndicat national des brasseries indépendantes (SNBI), dénombre quant à lui 2 400 « brasseries indépendantes » en 2021. « Il y avait 3 000 brasseries dans les années 1900 mais il n’en restait plus qu’une trentaine dans les années 1980 », met en perspective, Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France. Alors que le secteur s’était considérablement standardisé et concentré, la France a été l’un des premiers pays européens à s’approprier le mouvement des bières artisanales (Craft Beer) venu des États-Unis. « En 2018, il s’est ouvert une brasserie par jour », appuie Magali Filhue.
En parallèle, la consommation s’est développée, après avoir chuté ou stagné pendant une trentaine d’années. De 28 litres par an et par personne en 2014, elle est passée à 33 litres par an et par personne aujourd’hui. Pour rappel, la consommation de vin était estimée à 40 litres par an et par personne en 2020. En volume total, la consommation est passée de 20,6 millions d’hectolitres en 2015 à 23,6 millions d’hectolitres en 2019, avant la crise du Covid-19 qui l’a faite redescendre à 22,2 millions d’hectolitres en 2021.
Encore des marges de progression
Le marché va-t-il rester dynamique ? Pour Philippe Jugé, fondateur du salon Planète Bière, ça ne fait aucun doute. Première raison, l’attractivité de la bière pour les jeunes. « Les jeunes sont déconnectés du vin et trouvent la bière plus simple », observe-t-il. Seconde raison, la plus grande sensibilité au taux d’alcool des jeunes générations, qui « ont grandi avec les mentions sanitaires sur l’alcool ». Le climat favorise également les boissons fraîches et moins alcoolisées. Enfin, il estime que la bière s’inscrit dans la tendance durable de la consommation locavore.
La France émarge encore tout de même en queue du classement européen des buveurs de bière avec l’Italie et la Grèce. Mais on peut y voir une marge de progression potentielle, sachant par exemple que nos voisins allemands en consomment 89 litres par an et par personne !
L’essor s’appuie sur la diversification des styles
« Le chiffre de consommation en lui-même n’est pas représentatif du phénomène de renouveau exceptionnel de la filière brassicole : nouvelles techniques, nouvelles formes de brassage, nouveaux lieux de bière… il y a un dynamisme et une créativité incroyables », pointe Élisabeth Pierre, zythologue (œnologue de la bière). Elle observe que la variété de styles séduit les consommateurs. La grande distribution soutient cette évolution avec un allongement des linéaires et une augmentation du nombre de références. La proximité du consommateur avec le produit s’exprime aussi par le développement du brassage amateur. « Les ateliers de brassage ont explosé ces cinq dernières années », témoigne Élisabeth Pierre.
Le sans alcool est l’une des tendances (les bières sans alcool sont intégrées dans le chiffre total de consommation de bière). Il représente 5 % des ventes en GMS en valeur. « Elles répondent à une attente des consommateurs. Il y a une vraie R & D, le goût s’est amélioré », estime Élisabeth Pierre. Le chiffre paraît encore modeste mais il a progressé de 16 % entre 2021 et 2022. La zythologue note aussi la microtendance des « Low Alcool » (moins d’alcool) avec les « Sours » qui titrent entre 2,5 et 4 % et détonnent par leur forte acidité.
La percée des IPA (Indian Pale Ale, bières très houblonnées) est un vrai phénomène ces dernières années. Ces bières très aromatiques, avec une amertume marquée, ont conquis leur place sur le marché.
Autre tendance forte, le bio. « En France, la tendance bio a toujours été marquée par rapport aux autres pays », souligne Élisabeth Pierre. Le SNBI estime de son côté que 30 % des brasseries indépendantes produisent des bières bio. Philippe Jugé considère toutefois que la difficulté à sourcer des ingrédients bio et leur coût plus élevé qui pèse sur le prix final sont des facteurs limitants.
Des modèles économiques fragiles
La relative simplicité de mise en œuvre du brassage favorise les lancements d’entreprises. Mais même portée par une dynamique forte, la filière n’est bien sûr pas à l’abri des difficultés. Des données datant de 2019 et communiquées par Brasseurs de France, établissaient que 65 % des brasseries n’atteignaient pas le seuil de rentabilité évalué à 300 hl de bière par an. C’était avant le Covid et la flambée des prix. « Juste après le Covid, nous subissons de plein fouet la hausse des matières premières, de l’emballage, du verre, de l’énergie », alerte Sonia Rigal, déléguée générale du SNBI. Elle signale d’ailleurs une diminution du nombre de créations de brasseries en 2022.
Il insiste également sur le fonctionnement différent des deux marchés. « La bière c’est beaucoup de marketing, le marché a soif de nouveauté. Il faut une nouvelle bière au moins par an et une forte présence sur les réseaux sociaux. La bière, c’est très 'geek'. Dans le vin, chaque millésime est en soi une nouveauté », compare-t-il.
« La bière a une date optimale de consommation courte. La distribution locale est très importante », relève-t-il également. Selon le SNBI, 75 % des brasseries indépendantes vendent en direct à la brasserie, 65 % dans des commerces locaux, 60 % chez des cavistes et 90 % ouvrent leurs portes au public.
Dans son introduction économique du guide Le Rigal de la Bière 2022, Emmanuel Gillard, webmaster de Projet amertume, estime que pour dépasser la barre des 10 % du marché, la bière artisanale « devra forcément passer par les GMS ». Il y voit un lieu pour toucher et initier de nouveaux consommateurs. Il pointe aussi l’essor probable des bières de terroir reposant sur la structuration de filières au niveau local et régional pour assurer des ingrédients locaux. Une logique très naturelle pour la filière vin !
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Le marché français de la bière en 6 chiffres
Consommation : 33 l/an/personne ; 22,2 millions d'hectolitres (2021)
Nombre de brasseries : 2 500
Importations : 30 % des bières consommées
Part de marché des brasseries indépendantes : 9 %
Distribution : 65 % GMS, 35 % CHR
Élisabeth Pierre, zythologue, directrice de Mordu magazine, auteure du Guide Hachette des bières et de La bière en 100 styles
« Associer le vin et la bière est un terrain d’expérimentation immense »
« Toutes les approches sont possibles : une ale ou une lager avec macération de marc ; un assemblage de moût d’orge et de raisin ; un ajout de raisins entiers en fin d’ébullition pour ensuite ensemencer avec une levure de bière, soit en fermenteurs pour faire partir les fermentations avec les levures indigènes des raisins ; des mises ou des assemblages de barriques… associer le vin et la bière est un terrain d’expérimentation immense. Certains brasseurs appellent ces bières, « bières de raisin », « bières de vigne » ou « bières vivantes ».
Les Italiens ont été des pionniers en développant le style Italian Grape Ale. Il est inscrit depuis 2015 dans les styles internationaux. Les brasseurs italiens l’ont déposé auprès des instances américaines. Le style prévoit l’utilisation de raisins sous forme de moût frais, ou raisins frais, de cépages italiens, avec ou pas utilisation de levures indigènes. Pour les bières françaises, il faudrait déposer un nom mais autre que French Grape Ale pour ne pas se retrouver limité dans les cépages utilisés et parce que c’est plus logique que le style soit nommé dans la langue du pays qui le crée. »