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Roman
Dans Mohican, Eric Fottorino défend « une génération d’agriculteurs piégés »

Brun va mourir d’une leucémie. Il laissera bientôt ses terres jurassiennes à son fils Mo. Mais avant de disparaître, pour échapper à la faillite et gommer son image de pollueur, il accepte de couvrir ses champs d’éoliennes. Dans Mohican, son 14e roman, l’écrivain et journaliste Eric Fottorino (cocréateur de 1, Zadig, Légende…) brosse avec tendresse le portrait d’une paysannerie en plein questionnement. Au fil des pages que l’on dévore d’un trait, il soulève aussi avec émotions les thèmes de la transmission, de l’enracinement et des illusions de la modernité. Rencontre avec Eric Fottorino.

Eric Fottorino
"Je me suis toujours intéressé à l’agriculture, aux agriculteurs, à leur devenir. J’ai été assez meurtri quand, au terme des années 90, ils ont été traités de pollueurs, je trouvais ça injuste", confie Eric Fottorino, écrivain et journaliste, auteur de Mohican.
© Nathalie Marchand

Ce roman Mohican qui parle des mutations agricoles, vous y travaillez depuis 2015. Vous sortiez alors avec Raymond Depardon l’ouvrage J’ai vu la fin des paysans, cela a-t-il motivé son écriture ?

Eric Fottorino : J’ai vu la fin des paysans était un recueil de mes enquêtes et reportages pour Le Monde dans les années 90. J’avais alors demandé à Raymond Depardon de faire des photos pour les accompagner. En fait, le phénomène déclencheur du roman a été le Tour de France que j’ai suivi en 2015 puis en 2016. En juillet 2015, j’ai passé trois semaines à survoler la France et à commenter… j’en ai pris tellement plein les yeux de ces campagnes que j’ai commencé à écrire le roman.

Je voulais faire un travail d’écrivain, pas une enquête journalistique

Au fil des pages vous décrivez tellement bien cette famille jurassienne de polyculteurs-éleveurs attachée à ses terres, entre la zone intermédiaire et la montagne, qu’on croirait que vous y avez des origines…

Je voulais une zone entre les deux, avec des lieux accessibles pour faire de la culture mais aussi un secteur où l’on sente bien le milieu âpre, avec le froid, la pente, sur des terres qui ne sont pas les plus fertiles. La ferme se situe dans une zone de moyenne montagne, ce n’est pas encore le Jura. On y trouve des reculées, des courbes, des vallées encaissées. C’est le piémont d’un Jura imaginaire. Je n’y ai pas de racines, c’est une métaphore, je voulais faire un travail d’écrivain, pas une enquête journalistique. J’ai laissé place à l’imaginaire.

Sa maladie, il la prend comme une sanction

Vous vous êtes quand même nourri de vos expériences pendant ces années où l’on vous a confié la rubrique agricole au Monde…

Oui pendant cinq ans et c’est mon premier roman sur l’agriculture mais pas mon premier livre sur le sujet. En 1990, j’ai publié La France en friche sur les problématiques de déprise agricole, au moment où on gelait des terres. Et en 1992, j’ai écrit L’homme de Terre, essai dans lequel je tentais de comprendre les écrits de Fernand Braudel et de Henri Mendras : à savoir en quoi l’agriculteur, cet homme de terre, participait à l’identité de notre pays. Je me suis toujours intéressé à l’agriculture, aux agriculteurs, à leur devenir. J’ai été assez meurtri quand, au terme des années 90, ils ont été traités de pollueurs, je trouvais ça injuste. Il y a certes eu des excès mais cela participait à la réponse d’une demande de la société. Je trouve que l’on péche par anachronisme en condamnant tout ce qui a été fait avant. C’est comme s’ils avaient été conscients des dégâts liés à la chimie. Mon personnage Brun (le père, ndlr) s’est construit sur cet engagement de développer son exploitation, en rachetant des fermes autour de lui, passant ainsi pour l’agriculteur très productiviste. Sa maladie, il la prend comme une sanction.

Vous écrivez dans le livre « depuis toujours ses bidons de chimie servaient à éliminer les parasites. Le parasite, à présent, c’était lui »…

C’est comme ça qu’il le vit. Il va être éliminé avec ce qu’il pensait être le bien. Il a adhéré à cet impératif national de production, il prend en pleine face le retour du bâton.

Pour Brun ne pas labourer c'est criminel

Cette agriculture productiviste est vouée à mourir selon vous ?

Je n’ai pas de thèse sur le sujet. Cela peut paraître un peu curieux de se dire que je suis journaliste et écrivain ! J’ai voulu essayer de faire vivre des personnages dans un jeu de contraintes et de génération opposé. Brun et Mo sont à front renversé. Le père est plus moderne et le fils plus conservateur, je ne sais pas lequel va gagner. L’agriculture productiviste rend malade et est probablement une impasse. On voit Brun... ses conditions économiques, son niveau d’endettement, la nécessité de toujours s’agrandir... c’est une fuite en avant. Mo, lui, incarne cette nouvelle génération de paysans plus attentifs au sol qu’au rendement. L’épisode de la discussion sur le labour entre eux est très significative. Pour Brun ne pas labourer c’est criminel, c’est un travail de sagouin !

Cette injonction à produire s’accompagnait d’une forme d’incitation à être moins nombreux et à une forme de dépendance

Oui il dit à son fils : « ton champ est sale » ! Brun prend toutefois conscience d’avoir été victime de la course à la production agricole d’après-guerre. « Nous avons été manipulés », dit-il lors d’une discussion avec Suzanne. Cette génération d’agriculteurs, appelée à nourrir le monde, s’est fait piéger selon vous ? Cela vous importait de le montrer dans ce livre ?

J’ai quand même un point de vue, bien sûr ! Et mon regard c’est que cette génération, jusqu’à la fin des années 70, à qui on a assigné un impératif national à produire avec deux coups de baguettes (la motorisation et la chimie qui ont permis à pas mal de régions de se spécialiser dans des cultures, presque de rente), a été piégée. Car cette injonction s’accompagnait d’une forme d’incitation à être moins nombreux et à une forme de dépendance. Il leur fallait acheter des engrais, de la nourriture pour les élevages, le fameux tourteau de soja. On leur a collé comme des chaînes. Ils n’étaient plus libres. Je ne dis pas que les pouvoirs publics les ont piégés. Mais ils se sont retrouvés dans un trou de souris. Il leur incombait toute cette charge d’obtenir de la rentabilité pour faire vivre l’exploitation. C’est un peu ce que j’essaie de montrer même si ce n’est pas un cours. A travers le personnage de Suzanne (la femme de Brun, ndlr) qui est morte mais lui rappelle des choses : les excès, la perte de ses enfants, son cancer. Je ne dis pas que c’est à cause des produits chimiques… Mais en juin quand est sorti le rapport de l’Inserm je me suis quand même dit que c’était curieux, comme une illustration scientifique de ce qui arrive dans le roman.

Mo, son fils, « nourri d’écologie autant que d’agronomie », passionné de poésie, a une vision différente des choses. Il veut faire du beau, et vous lui donnez quand même plus raison…

Oui le fait que le père ait une leucémie fait que le fils a « plus raison ». Les pratiques agricoles de Mo l’exposent moins. Suzanne rappelle à Brun quand il épandait ses produits, à main nue, sans protection. Je montre aussi qu’à l’époque il y a eu peu de mise en garde. Il y a eu un défaut d’information.

Mo plaide pour toutes ces générations qui ont cru à ce qu’ils faisaient et se sont retrouvés en faillite ou se sont suicidés

Pour autant, même cette génération a encore du mal à se faire comprendre. « Nous agriculteurs avons été relégués une fois pour toutes dans le camp des réactionnaires », plaide Mo devant le tribunal. « Un paysan, ça sent le fumier, ça cause mal, c’est le paillu, le péquenaud dont les enfants rougiront toute leur vie », dit-il encore… Peut-on voir la fin de votre roman comme un plaidoyer pour ces travailleurs de la terre souvent bien loin de l’image caricaturale qui leur colle à la peau et parfois qualifiés d’agricultueurs ?

Oui, le procès aux assises c’est vraiment le roman qui le permet. Durant toute la période où il est malade Brun a transmis beaucoup de choses à son fils. Même s’il ne partage pas les options prises par son père, Mo veut dire à ce tribunal, et plus généralement à tous ceux qui sont présents, que le métier de la terre est très singulier, doit être respecté, protégé dans une France du mépris. Brun est assez touchant quand il raconte qu’il a joué du Molière dans la cour de la ferme. Je me rappelle d’un entretien avec Michel Debatisse -on avait commencé à 18h pour finir à minuit !- durant lequel il m’avait raconté la révolution silencieuse qu’ils avaient menée. Il m’avait parlé de la fin de la cohabitation (entre les générations sur le ferme), comment ces agriculteurs étaient sortis de l’abnégation. Ils voulaient en savoir plus, voyager… Mo a intégré la souffrance de son père d’avoir été considéré comme un moins que rien. Il plaide pour toutes ces générations qui ont cru à ce qu’ils faisaient et se sont retrouvés en faillite ou se sont suicidés.

C’est un livre sur la transmission et l’enracinement

Vous décrivez les conflits de génération et en même temps vous montrez un point commun très fort : l’enracinement à un territoire…

Oui le livre aurait plus s’appeler Des racines et des ailes…. C’est un livre sur la transmission et l’enracinement. On appartient à un lieu. « Il est debout dans ses champs. […] Il est solidement enfoncé dans la terre comme une colonne », cette phrase de Jean Giono que je cite au début du roman symbolise bien cela. Henri Mendras, qui n’était pas agriculteur, avait aussi écrit :  l’agriculture est un art de la localité. Être agriculteur dans la Beauce, dans le Jura ou dans la Drôme ce n’est pas pareil. Pour Brun et Mo, le fait d’être agriculteurs dans le Jura, face à la force du froid, sur des terres un peu ingrates, les oblige à être polyvalents. Cela crée un état d’esprit, tout comme la beauté des paysages que j’essaie de décrire dans le livre. J’essaie de raconter la nature, qui façonne leur mentalité.

La modernité est parfois un miroir aux alouettes

Avec l’installation des éoliennes sur le domaine avant la mort de Brun, qu’est-ce que vous voulez montrer ?

Je voulais faire comprendre comment la modernité était parfois un miroir aux alouettes. Le père a deux logiques en acceptant leur installation, il se dit : « j’ai pollué toute ma vie, par cet acte là je vais me racheter », en pensant à l’énergie décarbonée. Et puis il voit la logique économique, ces 50 000 euros de revenu ça le tenaille. Il y voit une sorte d’assurance vie, le moyen de sécuriser son exploitation. Mais il va vite déchanter. Le fils, lui, considère de façon épidermique que c’est une nouvelle illusion de la modernité, qui va les faire disparaître. Il a entendu ce promoteur caricatural et les faits vont lui confirmer ses réticences.

Ce n'est pas un livre contre les éoliennes

Mais attention ce n’est pas un livre contre les éoliennes, mais plutôt contre l’aveuglement à vouloir en implanter n’importe où. Sur les bords des autoroutes pourquoi pas ! Mais je voulais être précis sur ce que l’implantation d’une éolienne entraîne, comme l’injection de 900 tonnes de béton liquide dans le sol, la construction de routes nécessaires à leur acheminement, d’aires de stockage, d’aires de dégagement…. tout ça est vrai ! Ca finit par artificialiser beaucoup la nature. C’est pour cela que quand Mo entend parler de ces tribus de Nouvelle-Zélande qui protègent des sites, ou de ces déserts californiens juchés d’éoliennes, ça lui parle.

C’est un livre de questionnement, j’essaie de faire réfléchir à ce que l’on considère comme le progrès. Mais je ne rentre pas dans le débat sur l’intérêt des éoliennes et leurs possibles effets funestes qui cristallise les antagonismes et les angoisses.

 

 

 

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