« En viande bovine, le marché bio s’est retourné après des années de croissance », selon Philippe Sellier, président de la commission bio d’Interbev
Les bovins allaitants n’échappent pas à la crise que traverse l’agriculture biologique. D’après les derniers chiffres divulgués par l’interprofession du bétail et des viandes (Interbev), la production abattue sous ce signe de qualité a baissé pour la première fois depuis la mise en place de l’Observatoire des viandes bio en 2005. Philippe Sellier, président de la commission bio d’Interbev et éleveur de charolaises en Normandie, livre son analyse.
Les abattages bovins bio allaitants se sont rétractés de 6 % en volumes entre 2021 et 2022 en volumes. Quels sont les principaux facteurs explicatifs de cette baisse ?
Philippe Sellier - Cette baisse s’explique en partie par une tendance à la "déconsommation" des produits biologiques enclenchée en 2021 et qui s’est accentuée par la suite. De plus, nous constatons une concurrence du conventionnel en manque d’offre, qui pousse certains producteurs bio à réorienter leurs bovins vers ce circuit, pour lequel les prix ont légitimement repris des couleurs. D’autres ont aussi développé une certaine appréhension à livrer en bio et à saturer le marché, ce qui a parfois mis des opérateurs en difficulté pour alimenter les créneaux existants.
Toutes les catégories de bovins - que ce soit en races allaitantes ou laitières - ont été concernées par une baisse des volumes d’abattage sur un an.
Les prix des bovins bio ont-ils réussi à se maintenir ?
P.S. - Les principaux opérateurs du marché bio font en sorte de maintenir un différentiel de prix, qui peut être de l’ordre de 40 centimes d’euros le kg pour une vache allaitante R = par exemple. Mais il est clair que les écarts tarifaires se sont réduits par rapport aux niveaux actuels pratiqués en conventionnel. Et surtout, les prix payés aux éleveurs bio ne sont pas en phase avec les estimations des coûts de production des bovins bio effectuées par l’Institut de l’élevage.
Comment cette baisse des abattages s’est répercutée au travers des différents circuits de distribution ?
P.S. - Dans les circuits de distribution, l'offre proposée a forcément été moindre. Au rayon libre-service des grandes surfaces, les ventes de viande de bœuf bio (haché et pièces) ont chuté de 21 %. Les professionnels relèvent par ailleurs des difficultés à valoriser une partie des pièces dites nobles, notamment en boucheries artisanales, en raison du déséquilibre matière créé par la demande importante de viande hachée de la part du consommateur.
Pour inciter à un retour du consommateur vers les viandes bio, la filière a renforcé ses actions de communication, notamment au travers de la campagne #Bioreflexe, en réaffirmant les garanties qu’apporte le cahier des charges bio sur la protection de l’environnement, la biodiversité, la qualité de l’eau et sur le bien-être animal. Les opérateurs bio se mobilisent aussi pour que les viandes bio soient davantage remises en avant dans les linéaires des supermarchés, qui captent la majorité des volumes.
Mais nous comptons aussi sur le soutien de l’État pour surmonter les difficultés. De réelles marges de manœuvre ont notamment été identifié en restauration collective, où la part du bio cale autour de 6 %, bien loin donc de l’objectif minimal de 20 % fixé par la loi Alimentation en 2022. Si les engagements étaient tenus à ce niveau-là, une partie des producteurs bio seraient déjà grandement soulagés.
La réduction de présentation des viandes bios dans les linéaires accentue cette tendance à la déconsommation
La crise que traverse le secteur a-t-elle eu des répercussions sur les dynamiques de conversion ?
P.S. - En bovins allaitants, le solde entre entrants et sortants reste encore positif mais nous observons un net ralentissement par rapport aux années précédentes. Il y a cinq ans, nous comptions 350 à 450 conversions supplémentaires chaque année alors qu’aujourd’hui, sur les premiers mois de l’année 2023, nous devrions avoir une cinquantaine de conversions en plus. En bovins laitiers, la courbe de conversion est sur la pente négative (une centaine de producteurs laitiers en moins dans les premiers chiffres sortis, qui restent à consolider par l’Agence Bio).
Cette dynamique rompue est un signal fort, après plus de vingt ans de croissance quasi-discontinue. Et alors que rien ne laisse présager un retour à une dynamique positive, nous ne sommes pas à l’abri de chiffres bien plus inquiétants d’ici les trois prochaines années, temps nécessaire pour qu’un projet de conversion se mette en route chez les éleveurs motivés.
En bovins allaitants, le solde entre entrants et sortants reste encore positif mais traduit un réel coup de frein dans la dynamique des conversions
Les éleveurs de bovins allaitants bio ont-ils pu bénéficier des aides d’urgence débloquées par l’État cette année ?
P.S. - S’agissant du premier fonds d’urgence de 10 millions d’euros acté en février dernier, la priorité a été donnée au secteur de l’élevage, notamment aux producteurs laitiers très impactés mais les montants distribués ont été minimes. Suivant les régions, ils ont varié de 1 000 à 1 500 euros par exploitation, ce qui couvre à peine le coût de la certification. Concernant la deuxième enveloppe de crise de 60 millions d’euros validée en août, très peu d’éleveurs de bovins viande ont jusqu’ici pu en bénéficier. Les critères d’éligibilité fixés, à la fois sur la perte d’excédent brut d’exploitation (EBE) et de dégradation de la trésorerie, n’étaient pas tangibles. Pour les comptabilités clôturées en 2022, les prix payés sur une partie de l’année 2021 étant encore corrects et plusieurs groupements – OP et coopératives - avaient par ailleurs débloqué des caisses de péréquation pour permettre à leurs adhérents de tenir le choc. L’impact sur l’EBE en parallèle de l’augmentation de la valeur des stocks ont mis la plupart des éleveurs allaitants hors-jeu. Nous attendons dorénavant les exercices comptables sur l’année 2022 pour mesurer pleinement les impacts pour 2023. Nous verrons ce que le gouvernement entend débloquer comme moyens pour combler ces pertes de revenus et contribuer à maintenir les éleveurs bio en place. Il convient de rappeler qu’avec 1,67 million d’ha (+1,5 %) en 2022, les surfaces et cultures fourragères sont les plus représentées. Les élevages de ruminants bio ont donc un vrai impact sur la SAU bio totale en France.
Nous ne pouvons encourager d’autres éleveurs à se lancer dans une conversion tant que le marché bio ne montre pas des signes de reprise