« Une nouvelle marge de manœuvre s’ouvre aux agriculteurs »
Roger Le Guen, enseignant-chercheur en sociologie et professeur émérite à l’École supérieure d’agriculture d’Angers (ESA) dresse une analyse des mutations qui traversent le monde agricole aujourd’hui.
Quelles sont les principales mutations de l’agriculture française et ses métiers ?
Les agriculteurs se trouvent placés devant des contradictions. D’abord, leurs revenus sont souvent dépendants des aides directes alors que, dans le fond, ils sont formés par des marchés de moins en moins régulés. Ensuite, leurs comportements deviennent de plus en plus individuels alors que la rénovation des organisations économiques collectives est devenue un enjeu-clé pour les agriculteurs. L’agriculture vit aussi un énorme bouleversement démographique et sociologique, lié au recrutement qui souffre d’un déficit de successeurs. Derrière cette mutation, il y a un écart croissant entre les exploitations à transmettre et les demandes de reprise des candidats extérieurs à l’agriculture. Comme les enfants d’agriculteurs, ces derniers regardent avant tout les possibilités d’avoir immédiatement un revenu par le marché, en même temps qu’un mode de vie choisi avec le conjoint. Ils cherchent à valoriser plus directement leurs produits, offrir des productions différenciées, dans le cadre d’exploitations plus petites, nécessitant moins de crédits, tandis que les exploitations à reprendre sont grosses et coûteuses, avec des modèles d’exploitation standardisés et des prix instables. Concernant leur mode de vie et leurs conditions de travail, les entrants ont des aspirations comparables à d’autres catégories socioprofessionnelles (artisanat, petites entreprises, voire salariat) : maîtriser son temps de travail, avoir du temps libre, supporter un stress croissant au travail et dans la société. Physiquement, la pénibilité baisse, mais le travail est beaucoup plus complexe mentalement, vu les pressions commerciales et sociétales sur l’agriculture : qualité/sécurité du produit, préservation de nature et de la biodiversité, amélioration des conditions d’élevage. Ces pressions deviennent extrêmement difficiles à supporter et à maîtriser. Elles appellent, en tout cas, de nouvelles adaptations en termes de formation, de comportements et de démarches.
Et vis-à-vis de la société et des consommateurs ?
Les consommateurs constituent un univers très hétérogène, avec des demandes et des comportements très disparates. Mais devant leur défiance à l’égard des industriels et des distributeurs, ils sont devenus beaucoup plus attentifs à la place des agriculteurs dans la production qu’ils rattachent aux notions de goût, de santé et de nature. Une nouvelle marge de manœuvre s’ouvre aux agriculteurs : répondre à ces demandes croissantes de différenciation en matière de qualité et sécurité. C’est très intéressant pour l’avenir car cela permet d’envisager de relocaliser des filières, de valoriser plus systématiquement l’origine des produits, d’influencer les gammes et donc de monter les prix. Ainsi, la hausse rapide de la demande en produits de l’agriculture biologique oriente l’offre vers des « bilans carbone » qui remettent en cause les distances d’acheminement et les coûts énergétiques. Je pense que les agriculteurs sont appelés à s’engager davantage dans l’aval de leur filière et de leur métier, à réfléchir stratégiquement dans quel segment ils se situent ou peuvent se situer. Ce qui est délicat à maîtriser, c’est évidemment que les consommateurs – que nous sommes tous – ont des comportements contradictoires, assez ambivalents entre prix d’achat et valorisation économique des producteurs. À moyen-long terme, il y a un gros travail à faire sur les engagements de dialogue et de contrat entre consommateurs et producteurs, à la fois collectifs et culturels.
Comment réagir face à ces évolutions ?
Il y a une première solution que j’appellerais culturelle, qui peut paraître abstraite, voire décourageante, du côté des agriculteurs : réactualiser ses connaissances tout au long de sa vie, élargir son horizon d’information et son esprit critique. Car nous voyons nos sociétés se fragmenter aujourd’hui sur cette dimension autant culturelle qu’économique. En agriculture aussi, on voit entre un quart et un tiers des individus qui n’arrivent plus à interpréter les changements du monde, à supporter les évolutions qu’ils vivent. Ils sont tentés par le repli, le rejet, voire la révolte globale. Deuxièmement, si l’agriculture demeure un secteur collectivement organisé, les fonctionnements traditionnels de ses organisations ne conviennent plus aux jeunes générations et surtout à ceux qui viennent de l’extérieur de l’agriculture. Sans faire de démagogie, je pense que le syndicalisme a un rôle clé à jouer, en continuant de réfléchir sur les enjeux professionnels et faire pression sur les organisations économiques et politiques pour que les agriculteurs aient leur mot à dire.
Le syndicalisme agricole est-il épargné par ses mutations ?
Lors des dernières élections aux chambres d’agriculture, un résultat m’a beaucoup frappé : les rapports de force entre syndicats ont peu changé, alors que la participation des agriculteurs au vote a baissé assez nettement. Ils se disent que le syndicat n’ait plus forcément le canal par lequel ils trouveront des réponses à leurs problèmes (notamment l’amélioration de leur revenu par le marché), alors qu’ils sont de plus en plus isolés sur le terrain, que leurs métiers de production se sont complètement différenciés. Devant des polémiques sociétales, ils ne se sentent parfois même plus solidaires au sein des familles de production. Pourtant, je pense que l’agriculture a absolument besoin de reconstruire une solidarité générale car, quel que soit leur production, les agriculteurs sont soumis à des pressions croissantes « horizontales », en dehors des marchés (qualité de l’eau, biodiversité, voisinage, etc.). S’ils ne les traitent pas ensemble, ils seront de plus en plus dirigés par des intérêts politiques et économiques extérieurs.