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« Sans exception agricole, on ne pourra pas reconquérir notre souveraineté alimentaire »

Bertrand Valiorgue, professeur « stratégie et gouvernance des entreprises » à l'Université de Clermont-Ferrand estime que la crise actuelle oblige l'Europe à redonner à la PAC sa vocation première : garantir la souveraineté alimentaire, et à extraire l'agriculture des traités internationaux. Entretien.

Bertrand Valiorgue est professeur « stratégie et gouvernance des entreprises » à l'Université de Clermont-Ferrand.
Bertrand Valiorgue est professeur « stratégie et gouvernance des entreprises » à l'Université de Clermont-Ferrand.
© BV

La crise sanitaire que nous traversons a mis en lumière le rôle crucial joué par les personnels soignants, et tous les acteurs de la chaîne alimentaire en premier lieu desquels les agriculteurs. Se soigner, se nourrir, deviennent les priorités. D'un point de vue sociologique, comment expliquez-vous que cette reconnaissance n'intervienne que dans l'urgence du « pire » ?

Bertrand Valiorgue : Il y a eu un réflexe connu du citoyen en cas de fortes perturbations qui consiste à se replier en masse sur les produits de première nécessité donc sur l'alimentation. La peur de manquer alimente ce phénomène. C'est un comportement irrationnel car dans les faits, il n'y a pas eu une seule pénurie dans les rayons. Nous n'avons pas assisté à des ruptures de chaînes, même si ici ou là, il y a pu y avoir des vides. Ils ont été générés par des achats paniques et du sur-stockage.

Alors qu'il y a encore quelques semaines, on parlait d'agribashing, peu de voix s'élèvent aujourd'hui pour casser du sucre sur le dos des agriculteurs, ils ne sont pas applaudis comme les soignants, mais ils pourraient l'être. Cet « agriloving » va-t-il-durer ?

B.V. : C'est incontestable, il y a un reflux de l'agribashing. C'est le moment de la crise sanitaire, une sorte d'état de grâce pour la profession, qui à mon sens ne va pas éteindre le phénomène de stigmatisation qui va revenir. Le moteur de l'agribashing c'est le réchauffement climatique et la protection de l'environnement. Ceux qui contestent certaines pratiques agricoles vont continuer. Après la crise, la profession agricole sera probablement mieux armée pour se défendre mais cela ne va pas faire taire pour autant ses détracteurs. La crise du Covid n'arrêtera pas la contestation, elle peut marquer une inflexion dans le discours de la profession agricole et permettre d'obtenir des soutiens dans la société. C'est à la société de mesurer la radicalité et l'impasse de ce que vous nommez l'agribashing. Par leurs prises de position, des groupes de citoyens peuvent infléchir les discours et la confrontation stérile qu'il faut absolument dépasser si nous voulons enclencher une nouvelle dynamique.

Avec le Covid, partout dans le monde, la question de la souveraineté alimentaire se refait cruciale. Selon une enquête Odoxa et Comfluence, 93% des Français souhaitent que l'exécutif garantisse l'autonomie agricole du pays après la crise. Sommes-nous en capacité de le faire ?

B.V. : Sur ce sujet, nous n'y comprenons plus rien. La politique agricole commune (PAC), un des piliers de la construction européenne, a justement été bâtie pour assurer la sécurité alimentaire de l'Europe. Nous sommes en crise, et on s'en rend compte que la dépendance à d'autres continents nous fragilise. Alors que la PAC constitue le premier poste de dépenses, le premier chantier à engager est celui de sa refonte autour de ses priorités initiales. Second élément, lorsque dans son premier discours, le président de la République affirme que ce serait une folie de confier à d'autres notre alimentation, il ne peut plus signer le Ceta et le Mercosur, car ces traités constituent par essence l'anti-souveraineté alimentaire de la France et de l'Europe. Nous verrons lorsque la poussière du Covid sera retombée, si la France et l'Europe vont continuer d'aller vers ces traités. Il doit y avoir une exception agricole et sortir l'agriculture des traités commerciaux sinon on ne pourra pas développer notre souveraineté alimentaire. Troisième point, il y a une forme d'irrationnalité dans cet objectif de souveraineté, lorsqu'on sait que la France est le grenier de l'Europe, et qu'elle exporte bon nombre de ses produits. Enfin, quand j'entends le discours d'Emmanuel Macron sur la sécurité alimentaire, je comprends qu'il va y avoir un gros travail à faire sur le volet alimentation animale. Nous devrons limiter l'achat de soja et certaines huiles venus d'Amérique du Sud. La question de l'indépendance ne peut pas se jouer à l'échelle d'un seul pays, elle se pense à l'échelle européenne à moins que les français changent de manière substantielle leurs régimes alimentaires. Cette crise est un révélateur de nos interdépendances après trente années de libéralisation de la PAC. Certaines sont plus faciles à assumer que d'autres...

Garantir la souveraineté alimentaire cela passe par une rémunération au juste prix des agriculteurs. Nous sommes en pleine crise, la consommation alimentaire se tient à un haut niveau, et pourtant les prix ne suivent pas. Comment l'analyser-vous ?

B.V. : Encore une fois, sur ce volet-là, la PAC est en défaut. Au fil des années, l'objectif de la PAC a été de réduire le coût de l'alimentation, alors que l'enjeu affiché est bien d'assurer la souveraineté alimentaire certes à un coût raisonnable. On a pris de mauvaises habitudes, avec une idéologie qui s'est installée, selon laquelle il faudrait toujours se nourrir pour moins cher. C'est là, où on voit que le système est à bout de souffle. Il faudrait revaloriser le prix de l'alimentation pour mieux valoriser le travail des agriculteurs, on sait la difficulté du monde agricole à tirer du revenu, à évoluer vers de nouvelles pratiques...Cela se joue sur plusieurs années, il faudrait que toute la société comprenne qu'il ne peut plus y avoir de déflation sur le prix des matières premières agricoles. Aller vers une stabilisation du prix de l'alimentation, cela passe par une priorisation de ce budget dans les ménages. On ne peut plus partir pour 75 euros à Barcelone, et en même temps ne pas vouloir mettre le prix sur son alimentation. Est-ce que la crise du covid-19 va nous faire sortir de ce monde-là ?

Et quid des enseignes de la grande distribution, qui à grands renforts de publicités, se disent plus que jamais aux côtés des agriculteurs, les remerciant pour le travail accompli quotidiennement...

B.V. : Les mastodontes de la grande distribution sont toujours des mastodontes, et l'agriculteur a toujours besoin d'écouler sa production. Le rapport de force n'est pas renversé, il est un peu fragilisé. Ils utilisent toujours leur puissance pour tirer les prix vers le bas. On voit par exemple apparaitre des pratiques vertueuses autour de marque comme « C'est qui le patron ? » qui voit ses ventes augmenter et qui redistribue de la valeur ajoutée aux producteurs. La question que l'on doit se poser consiste à comprendre comment nous pourrions installer durablement ce type de pratiques. Qu'est-ce qu'il manque dans nos systèmes alimentaires actuels pour ancrer des pratiques de consommations rémunératrices pour les producteurs ?

Comment analysez-vous le développement des circuits courts dans cette crise ?

BV : Il y a plusieurs explications, d'abord parce que les consommateurs habitués des circuits courts, avec le confinement, mangent plus souvent chez eux. La demande naturelle a donc augmenté, de manière non négligeable, à l'échelle d'une famille de cinq personnes par exemple, cela change beaucoup les volumes. Les gens qui fréquentaient les marchés de plein air, se sont réorientés, au début vers les formules locavores. Enfin, de nouveaux clients sont apparus, par crainte d'aller au supermarché, ils ont préféré les circuits courts. Les premiers sont des convaincus, les seconds des opportunistes, il en restera probablement quelques-uns après la crise mais il ne faut pas s'attendre à une bascule structurelle des circuits longs vers les circuits courts.

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