Morteau power



Cancoillotte, morteau, mogettes ou gros Jésus ? Aujourd’hui, les jeunes revendiquent les produits de leurs régions comme une fierté rock’n roll. On revient de loin.
Et soudain, un inconnu vous offre... une saucisse de Morteau ! C’était il y a quelques semaines, dans un bar à la mode de la capitale. David, jeune barman franc-comtois, remportait un joli succès auprès des Parisiennes en leur faisant goûter une rondelle de la saucisse délicieusement fumée (de 20 cm de long) qui ne quitte jamais ses poches. « C’est comme une extension de moi-même », leur affirmait, sans rire, cet authentique descendant des Montagnons du Haut-Doubs, qui arbore également sur le ventre un énorme tatouage siglé Cancoillotte Power, du nom de la spécialité fromagère du Jura. De retour chez lui avec ses conquêtes mises en appétit, il les retenait jusqu’à l’aube avec quelques verres d’un excellent vin d’Arbois et un mijoté de
Morteau aux légumes orangés de sa composition (poivrons jaunes, navets jaunes, carottes), tout en leur racontant la légende de Cancoille et Yatus : les deux géants du Gex dont les bagarres, à l’origine de la cancoillotte, auraient provoqué le renversement d’un pot de lait caillé dans un chaudron sur le feu...
L’histoire de David, rigoureuse- ment authentique — bien qu’elle ne précise pas s’il leur a également beurré des tartines à la cancoillotte au petit-déjeuner — en dit peut- être plus long qu’on ne le pense sur l’étonnant retour en grâce des spécialités régionales chez les Français de moins de 40 ans. Selon une récente étude Ipsos, 86 % d’entre eux considèrent en effet aujourd’hui comme primordiale la transmission du savoir-faire gastronomique de leurs régions. « Petit à petit, le règne du gras, mou, transformé, inodore et sans frontières, est en train de céder la place à une cuisine en quête d’origines et de saveurs, surtout chez les jeunes », se félicite l’ancien juré de MasterChef (TF1), le cuisinier Yves Camdeborde. Pourtant, il y a quelques dizaines d’années, à l’époque des micro- ondes et des pizzas aux fromages sans fromage, c’était le contraire ! À peine le baccalauréat en poche et « monté à Paris », on reniait souvent ses origines pour mieux se fondre dans la masse molle et adipeuse qui précédait la mondialisation. On se pâmait pour un brownie crème anglaise ou une tortilla de maïs au Tabasco, comme si leurs auteurs avaient réinventé la cuisine d’Alain Chapel*, tout en méprisant — au choix — la Flaune aveyronnaise (un flanc pâtissier à l’eau de fleur d’oranger), les poires tapées de l’Indre ou les caillettes ardéchoises. On feignait même, la plupart du temps, d’ignorer les fougasses, les quiches, les flamiches et les farcis pour mieux se jeter sur des pizzas au chewing-gum et des ailes de poulets imprimées en 3D. Bref, on ignorait tout du caviar d’aubergine ou de la cervelle de canut, mais on pouvait se prosterner devant un pot de guacamole éventé. C’était le règne maudit de la cuisine NRJ. Tout était bon dans l’assiette, à partir du moment où cela ressemblait à du Madonna persillé. Et puis, progressivement les choses ont changé.
Les spécialités régionales pourraient bien devenir le seul vrai repère fiable
Vingt ans après ses débuts, les Parisiens se sont mis à redécouvrir Hubert-Félix Thiéfaine, le Bob Dylan du Jura, et sa chanson La cancoillotte (« Mon gars tu prends le metton / Que tu verses dans le caquelon »). Soudain, on osait en n se revendiquer d’une spécialité régionale aux airs de colle à papier peint, sans passer pour un plouc ou un illuminé. Ou pire, une âme perdue de la mouvance identitaire.
Quelques années plus tard, MC Circulaire, un rappeur vendéen, allait même faire de la mogette, le haricot blanc de la vallée de l’Arnoult (Charente-Maritime), un tube national avec son morceau Ça vient de Vendée (« Dealer d’mogettes / Prends ça dans ta tête»). Dans une période où un Français sur deux s’avouait incapable de savoir ce qui se trouvait dans son plat cuisiné, l’hyper local était redevenu cool, surtout s’il permettait de raconter une histoire à table. Guy Martin, le chef étoilé du Grand Véfour, relançait la production d’un fromage de Savoie tombé dans l’oubli, le bleu de Termignon, jusqu’à financer l’achat de vaches laitières (Tarine et Abondance) et à en faire une rareté à la mode. Éric Ospital, charcutier à Hasparren (Nouvelle-Aquitaine), devenait la coqueluche de Saint- Germain-des-Prés avec son jambon Ibaïama, a né deux ans dans son grenier et salé à la main au sel de Salies-de-Béarn. Pierre Oteiza, son voisin charcutier des Pyrénées, connaissait un succès fulgurant avec une étrange salaison de sa région : le gros Jésus du Pays basque. Un kilo (ou plus) de porc Kintoa, asséché au vent des Aldudes et embossé comme un pain de viande. Une chair si tendre, peu grasse et violacée, qu’on la consomme aujourd’hui à l’apéro par tranches de plus d’un centimètre et demi... « Touche pas à mes saucisses, mon gros Jésus, ma cancoillotte, mes mogettes et mes caillettes », semble dire désormais à l’unisson, toute une génération qui cherche à se souvenir d’où elle vient, et n’en peut plus de faire ses courses chez Franprix.
Une quête d’identité qui pourrait bien consacrer les spécialités régionales, surtout lorsqu’elles bénéficient d’une IGP (indication géographique protégée), comme le seul vrai repère fiable de consommation. D’ici quelque temps, les stars du rayon fromages au supermarché ne seront peut-être plus seulement le brie de Meaux de la Meuse ou le camembert du Calvados, mais le Velay aux « artisous » (Haute- Loire) ou le gaperon de Maringues (Auvergne)... L’ail ne sera plus chinois (79 % de la production mondiale), mais viendra du pays de Cadourc (Pyrénées) ou du plateau de Limagne (Auvergne) avec des saveurs quasi inconnues du grand public. Un rêve ? Non, juste le nouveau chantier de la distribution, celle qui cherche toujours à savoir d’où vient le vent.
* Le grand maître des fourneaux dans les 80’s, triple étoilé à Mionnay (Auvergne-Rhône-Alpes).