Proposer des scénarios à échéance 2050 n’est-il pas un peu « hasardeux » compte tenu du nombre d’inconnues qui pèsent sur l’élevage français et européen et sur la consommation de viande ?
Antoine Cerles - L’objectif de nos travaux a été de faire de la prospective. Et faire de la prospective, ce n’est pas lire dans des boules de cristal ! Nous n’avons donc absolument pas la prétention d’être en mesure de prédire quelle sera la physionomie de l’élevage allaitant du Massif central dans 35 ans dans la mesure où il est impossible de prévoir ce qui va réellement se passer. Conformément à ce qui nous a été demandé, l’enjeu de ce travail a été de fournir aux décideurs et aux acteurs économiques de ce bassin d’élevage un outil d’aide à la réflexion et les accompagner en cela à prendre certaines décisions.
Nous avons cherché à bâtir des scénarios qui soient volontairement un peu « poil à gratter » même si certains sont plus consensuels que d’autres. À partir de notre travail, l’objectif est de susciter interrogations et réflexions. C’est aussi pour cela que nous sommes partis sur des hypothèses contrastées de façon à ne pas avoir simplement un scénario tendanciel et quatre variantes.
Pourquoi avez-vous retenu 2050 comme échéance ?
A. - C. - Le souhait du Commissariat général à l’égalité des territoires et de l’Inra, commanditaire de cette étude, était au départ de se projeter dans le futur « lointain » et non de travailler sur une échéance à 15 ans. Pour faire de la prospective, il est important de se positionner sur des délais suffisamment lointains. Cela permet d’éviter le risque de vouloir faire de la prévision et facilite aussi la réflexion : on peut plus aisément se détacher du présent sans toutefois l'oublier. 2050 c’est dans 35 ans, et cette durée correspond aussi à quelque chose près à la carrière d’un éleveur.
Un scénario fait état d’un recul de la consommation de 60% ! C’est volontairement provocateur ?
A. - C. - Dans nos groupes de travail, nous n’avons pas jugé crédible d’envisager une progression des niveaux de consommation de viande bovine en France et dans les autres pays de l’Union européenne. En France, l’évolution tendancielle de la consommation par habitant et par an est en baisse régulière depuis une quinzaine d’années. Lissée sur cette durée, elle se situe entre -0,8 et -1% par an. Cette tendance est similaire chez plusieurs de nos voisins européens. Pour les années à venir, enrayer cette évolution nous semblerait déjà être une rupture et le résultat d’une politique volontariste. Pour nos scénarios, nous envisageons trois modalités pour la baisse de consommation individuelle à échéance 2050 : -5%, -30% et -60%. Le chiffre de -60% correspond sur 35 ans à une érosion qui serait deux fois supérieure aux chiffres de ces dernières années. Pour la filière, ce résultat pourrait sembler mauvais, c'est une hypothèse qui, pour autant, est apparue comme plausible aux experts mobilisés. Il nous semblait également important de proposer des modalités d’évolution de la consommation suffisamment contrastées.
Précisons que ces trois modalités de baisse de la consommation sont envisagées uniquement à l’échelle de la France et de l’Europe. Les évolutions de la démographie et des habitudes alimentaires laissent à penser que la situation pourrait être radicalement différente dans d’autres pays et en particulier ceux des rives sud de la Méditerranée. Un de nos scénarios envisage d’ailleurs une progression de nos exportations pour satisfaire à la croissance des besoins dans ces pays.
Est-ce que l’on ne peut pas imaginer un mix de ces différents scénarios. Par exemple, un recours accru à la vente directe issue d’élevages bio situés à proximité des grandes agglomérations couplé à un agrandissement des élevages spécialisés dans le naissage et à un développement de l’export de maigre sur pays tiers ?
A. - C. - On peut tout imaginer à partir de ce travail ! Je le répète, nos cinq scénarios visent d’abord à inciter à la réflexion et à susciter un maximum de questions. Nous n’avons pas prétention de dire : dans le futur, les exploitations allaitantes seront comme ceci ou comme cela. Cela dépendra des choix et des décisions qui seront réalisés en amont. Et ces décisions, ce n’est pas nous qui les prenons !
En revanche, notre mission aura été de proposer cet outil afin d’éclairer à la fois les acteurs économiques des filières et les aménageurs et développeurs du territoire afin qu’ils soient en mesure de faire des choix face à différentes évolutions possibles. Dans le Massif central, les systèmes d’élevage sont actuellement loin d’être uniformes et homogènes selon les bassins. Chacun d’entre eux ne réagira pas non plus forcément de la même façon suite aux différentes décisions qui pourront être prises pour les années à venir.
Comment avez-vous envisagé l’évolution du secteur de l’abattage ?
A. - C. - Dans le comité de suivi, nous avons bénéficié de l’avis d’un responsable achat de l’un des leader français de l’abattage. Sa vision a été complétée par différents entretiens réalisés auprès de cadres d’entreprises faisant partie des acteurs majeurs de ce secteur et de celui de la transformation. Nombre d’entre eux pressentent une poursuite de la concentration en cours pour faire face à l’actuelle érosion de la consommation. Pour autant cela laisse la possibilité de changer de paradigme et de s’orienter résolument vers le développement de circuits plus courts : cela laisse des opportunités pour des unités de taille plus modeste.
D’ici 2050, on ne peut pas non plus occulter le possible développement de nouveaux acteurs. On commence à réentendre parler d’abattage à la ferme via des abattoirs mobiles sur camion. Cela fonctionne déjà dans d’autres pays et pourrait peut-être devenir un atout supplémentaire pour la vente directe. Il est difficile d’imaginer que cela puisse représenter des tonnages conséquents, mais c’est une évolution qui s’inscrirait bien dans le scénario « agroécologie » que nous proposons. On peut également l’imaginer dans le scénario « Excellence » où il y aurait un rejet de la plupart des aliments produits et transformés de façon industrielle.
Les cinq scénarios proposés seraient-ils reproductibles dans d’autres zones d’altitude (Alpes, Pyrénées…), ou dans des exploitations de la moitié nord (Normandie, Ardennes, Lorraine …) où l’herbe occupe par force l’essentiel de la SAU ?
A. - C. - À mon avis difficilement. Dans le Massif central, il y a quand même une spécificité liée à un territoire essentiellement situé en moyenne montagne avec un fort pourcentage de prairies permanentes. C’est très différent dans les zones de haute montagne comme dans les Alpes et les Pyrénées.
Dans les plaines du nord de la France, même quand ils sont très herbagers, les systèmes fourragers sont quand même assez différents. La part des prairies temporaires y est souvent plus importante et la période de pousse active de la végétation est plus longue, en lien avec l’effet altitude.
La spécificité des exploitations herbagères du Massif central est aussi liée à leur forte spécialisation vers les systèmes allaitant, le plus souvent orientés vers la production d’animaux maigres en particulier pour les mâles. Elle n’a pas son équivalent sur le territoire français.
Dans vos scénarios, vous ne faites jamais état de l’évolution du prix de vente pour les différents produits carnés ?
A. - C. - On s’est posé cette question en comité de pilotage. On avait essayé de proposer différentes hypothèses pour les cinq scénarios, mais nous avons préféré ne pas aller jusqu'à ces précisions. Elles auraient pu être trop approximatives et surtout non scientifiquement étayées. En revanche, nous n’envisageons pas qu’il puisse y avoir un bouleversement de la hiérarchie des prix aux consommateurs entre les différentes espèces. La côte de porc est depuis toujours vendue moins chère au kilo que la côte de bœuf. On ne voit pas pourquoi cela changerait.
Est-ce que certains scénarios n’ont pas été idéalisés, comme par exemple le scénario « Partenariat » où il est fait état de la contractualisation avec partage équitable des marges entre les différents acteurs de la filière …
A. - C. - Oui peut être un peu. La contractualisation, cela fait des années que l’on en entend parler mais on voit quand même actuellement la mise en place de certaines initiatives qui fonctionnent. Imaginer à grande échelle le développement de ce genre de partenariats a peut-être un côté un peu idéaliste mais cela part aussi du constat que les revenus des éleveurs sont actuellement très mauvais. Il faudra bien trouver une solution pour leur permettre de dégager un revenu attractif si on veut que cela se traduise par un renouvellement des générations suffisant. Donc oui cela peut être analysé comme un peu idéaliste dans le contexte actuel. Mais cela nous apparaît quand même comme quelque chose de plausible et réalisable dans certains des scénarios proposés.