La fibre de l’embouche
Ancien président des Jeunes agriculteurs de la Nièvre, Alexandre Lorré a repris la ferme d’un emboucheur nivernais. Il fournit en direct une grande surface locale, son principal débouché.
Ancien président des Jeunes agriculteurs de la Nièvre, Alexandre Lorré a repris la ferme d’un emboucheur nivernais. Il fournit en direct une grande surface locale, son principal débouché.
Les installations c’est parfois des histoires d’hommes et de rencontres. Alexandre Lorré, 30 ans, est fils d’éleveur, mais c’est d’abord sa rencontre avec Jean Simon, négociant, emboucheur et ami de la famille qui est à l’origine de son installation en « hors cadre familial » à côté de Corbigny dans la Nièvre. « J’avais 14 ans quand j’ai commencé à venir l’aider pour préparer puis présenter des animaux sur les concours de bêtes de boucherie. » Années après années, celui qui entre-temps était devenu aide familial sur l’exploitation paternelle continuait à venir rendre des services au commerçant avisé qui, au fil des ans lui a d’abord transmis ses connaissances sur le bétail. Et en la matière, difficile de trouver mieux que Jean Simon comme maître d’école. Installé en 1954, et aujourd’hui âgé de 86 ans, ce dernier a vécu toutes les mutations de l’élevage charolais. Depuis les châtrons de deux ans vendus dans les années soixante aux engraisseurs du Nord et de Champagne en passant par les évolutions de la boucherie artisanale et de la grande distribution, sans oublier la conversion vers les céréales de bien des fermes herbagères du Nivernais.
Alexandre Lorré a donc appris dans les pas de son mentor à savoir déceler dans la morphologie d’une laitonne ce qui fera trois ans plus tard la bête exceptionnelle. Un savoir-faire et un coup d’œil qui s’apprend ni dans les livres, ni derrière un écran d’ordinateur mais au fil du temps, au gré des expériences. « J’aime 'faire naître' comme j’ai toujours vu faire mon père, mais j’aime aussi le commerce et plus particulièrement l’embouche. » Un mot qui, pour Alexandre ne correspond pas à la finition à l’ensilage de lots de babys fournis par la coop, mais au repérage puis à l’engraissement sur une longue période de génisses bouchères soigneusement triées.
Évidente complicité entre "le jeune" et "l’ancien"
Quelques années plus tard, alors qu’une évidente complicité s’était mise en place entre "le jeune » et « l’ancien », ce dernier a fini par dire au premier en déchargeant des bêtes au retour d’un concours. « Si cela te fait plaisir, je te laisse la place. » La réponse a été immédiate et la reprise s’est faite dans la foulée, mais par étapes. « Au fil de nos discussions, j’avais eu le temps de le juger et de voir qu’il en était parfaitement capable », précise Jean Simon.
L’importance du capital s’est traduite par une reprise par étapes. Pré-installation en 2012, installation en 2014 et reprise de la totalité en 2016. Alexandre loue les 130 hectares de terres argilo-calcaires et les bâtiments d’élevage de Jean Simon et les complète par 14 ha loués à d’autres propriétaires. Il reprend surtout en même temps le débouché initié par son mentor voici trente ans avec le supermarché Attac de Corbigny, 1 600 habitants, mais dont la population est renforcée par les propriétaires de résidences secondaires, lesquels font régulièrement de gros achats de viande avant de regagner la capitale.
Avec Attac, là aussi c’est une histoire d’homme. Le contrat est oral mais solide. Alexandre Lorré est chargé de fournir selon la saison une, deux et exceptionnellement trois génisses par semaine au magasin, lequel les prend toute l’année carcasses entières. Le poids n’est pas un problème. Plus c’est lourd, mieux c’est, à condition que la bête soit fine, suffisamment épaisse et très bien finie. Les carcasses doivent faire plus de 500 kg, classées U minimum et être issues de génisses charolaises nées en Bourgogne Franche-Comté.
Alexandre Lorré est seul fournisseur. Planifier ces apports demande à les anticiper longtemps en amont. « J’ai au moins 150 bêtes d’avance en permanence." La plupart des génisses sont achetées entre huit et trente mois, au cadran de Corbigny. Après un long séjour en pâture, elles sont finies tout doucement avec une association de différentes matières premières.
Fidèle des concours et de belles récompenses
Alexandre Lorré demeure un fidèle des concours et a d’ailleurs obtenu un joli palmarès à Saulieu puis Sancoins en août. Mais toutes ses bêtes sont vendues d’avance à son fidèle client. « Ma participation est une publicité pour Attac. Il faut être correct avec son acheteur et respecter le contrat oral qui nous lie depuis trente ans. » Par goût pour l’élevage et pour ne pas mettre non plus tous ses œufs dans le même panier, Alexandre Lorré a fraîchement constitué un cheptel d’une soixantaine de mères et ambitionne de faire naître des femelles formées en ayant recours à des paillettes sexées de Charolais très conformés. Ses mâles sont vendus en taurillons d’herbe au marché au cadran. Et de souligner qu’il emploie aussi un salarié à mi-temps avant d’ajouter : « j’ai la chance d’exercer un métier qui me passionne. »
Du CDJA à la présidence de la Sicagemac
Inconditionnel des cadrans, fervent défenseur du commerce privé, Alexandre Lorré a des avis tranchés sur l’élevage. Sa franchise fait qu’il dit ce qu’il pense, ce qui a parfois fait des vagues dans le paysage agricole nivernais. Pas grave, il assume. Celui qui a été élu plus jeune président de CDJA de France à 24 ans a fait successivement deux mandats mais n’a pas souhaité prolonger. Il s’est d’abord concentré sur son exploitation avant que le conseil d’administration de la Sicagemac — le marché au cadran de Corbigny (12 500 bovins et 4 000 ovins commercialisés l’an dernier) — ne l’élise à sa présidence l’automne dernier.
La crise a refroidi les vocations
Côté installations, le jeune président s’avoue inquiet. La Nièvre est connue pour sa forte proportion d’élevages de grande dimension : 150 vaches et parfois bien davantage. Ces structures déjà compliquées à transmettre hors période de crise le sont devenues d’autant plus depuis deux ans et sont parfois dans les mains d’éleveurs qui voient l’âge de la retraite arriver à grands pas. Hormis les fermes déjà en culture ou pour lesquelles il y a encore des surfaces en herbe labourables, les repreneurs ne sont pas légion pour les systèmes 100 % élevage. « Les fous comme moi, passionnés par les vaches se font rares ! » Certes la Nièvre en compte encore mais ces deux dernières années ont refroidi les vocations. « J’en veux beaucoup aux responsables politiques qui nous font des courbettes quand ils nous croisent et négocient dans notre dos des accords internationaux qui laisseront entrer en Europe des tonnes de viandes produites dans des conditions bien éloignées de la réglementation française. »
F. A.