En Argentine
Alourdir les carcasses pour exporter davantage
Le marché intérieur argentin plébiscite les carcasses légères. Bien des abatteurs déplorent ces âges et poids d’abattage trop précoces. Ils se traduisent par moins de tonnages à traiter et des carcasses peu en phase avec les marchés d’exportation.
Le marché intérieur argentin plébiscite les carcasses légères. Bien des abatteurs déplorent ces âges et poids d’abattage trop précoces. Ils se traduisent par moins de tonnages à traiter et des carcasses peu en phase avec les marchés d’exportation.
« Arrêtons ce « veaucide ! » » Ce néologisme, lancé comme un cri d’alarme, est sorti le 11 décembre dernier de la bouche d’Ulises Forte, alias « Chito », président de l’Institut de promotion de la viande bovine argentine (IPCVA). Entre deux voyages en Chine et en Russie à la tête d’une délégation d’abatteurs-exportateurs, cet éleveur de la province de La Pampa et ex-député s’adressait à un parterre de journalistes invités par l’IPCVA pour son traditionnel cocktail de fin d’année. Ce message d’alerte visait à mettre en garde les professionnels de l’élevage argentin face à la tendance jugée fâcheuse d’abattre des animaux toujours plus jeunes et toujours plus légers.
En Argentine, un tiers des bovins pesaient l’an dernier moins de 300 kg vif au moment de leur abattage. Cet état de fait découle des spécificités du marché intérieur, lequel plébiscite les carcasses très légères, payées plus cher au kilo que celles des animaux plus lourds. Cela fait l’affaire des éleveurs et abatteurs travaillant pour les débouchés intérieurs argentins, mais pas celles des entreprises travaillant pour les marchés d’exportation. Celles-ci estiment que ces abattages précoces sont une vente de « blé en herbe » et ne permettent pas de générer un maximum de plus-value par tête de bétail. « Il est aberrant d’abattre autant d’animaux si jeunes et si légers. Ils sont encore à peine adolescents !, poursuit Chito. On perd 100 kg par tête ! Si nous trouvions le moyen d’encourager les éleveurs à les alourdir d’au moins 50 kilos, cela ferait 600 000 tonnes de viande supplémentaire gagnée en une seule année avec le même cheptel naisseur, soit le triple de ce que nous exportons actuellement... », s’exclame-t-il.
Pour rappel, l’Argentine est passée du troisième au onzième rang des exportateurs mondiaux de viande bovine entre 2005 à 2015. Les tonnages exportés sont désormais à peine supérieurs à 200 000 tonnes, soit 6% de sa production, contre 20% historiquement à la fin du siècle dernier. Mais toute augmentation de production est potentiellement exportable. D’où la plaidoirie des acteurs de l’aval en faveur d’animaux plus lourds qui puissent idéalement peser autour de 450 kg vif au moment où ils sont conduits à l’abattoir.
Le marché intérieur plus rémunérateur que l’export
Qui plus est, si l’Argentine entend revenir en force sur le marché mondial, elle doit alourdir les carcasses dans la mesure où les caractéristiques des animaux produits pour le marché intérieur ne sont pas en phase avec ce qui est demandé sur les marchés d’exportation. Au cours de la dernière décennie, il y a une évolution importante des caractéristiques pondérales des animaux produits dans les élevages argentins.
Les données statistiques collectées sur la période 2001 à 2015 reflètent l’ampleur du phénomène. Au cours de la période 2001 à 2003, les 11,87 millions de bovins abattus par an se répartissaient entre 3,7 millions de « novillos», 2,3 millions de « novilitos» et 509 000 « terneros ». De 2013 à 2015, sur une moyenne annuelle de 12,5 millions de bovins abattus, il y avait 2,3 millions de « novillos», 2,9 millions de « novilitos» et 1,7 million de « terneros ».
Si les préférences du marché intérieur expliquent pour partie cette évolution, elles sont aussi le résultat de la volonté du précédent gouvernement argentin de freiner la part des volumes exportés afin d’être certain d’avoir un marché intérieur suffisamment approvisionné. Dans un pays où la viande bovine est considérée comme l’aliment de base emblématique, il était essentiel de maintenir ce produit à des tarifs très accessibles pour ne pas irriter la population.
Cette situation s’expliquerait également par les « mauvaises » habitudes de consommation des Argentins, qui confondent souvent les mots « terneza » (tendreté, en Espagnol) et « ternera » (velle). Ils apprécient les petites pièces de viande tendre et bien rouge. Bien des consommateurs argentins pensent aussi que l’âge de l’animal et le petit gabarit de ses muscles sont synonymes de tendreté. Ce n’est pas faux, mais à l’inverse un animal un peu plus âgé et plus lourd ne signifie pas forcément que l’on a de la semelle à se mettre sous la dent !
Répondre à la demande locale
Les abatteurs et bouchers focalisés sur l’approvisionnement du seul marché intérieur s’en lavent les mains, et répondent qu’en donnant priorité à ces carcasses très légères, ils ne font que répondre à la demande du marché. Les éleveurs aussi y trouvent leur compte. En faisant abattre des animaux jeunes, la capitalisation sur pied n’est pas importante. Et surtout, ils bénéficient d’un prix au kilo plus attractif. Ces données du marché intérieur et les restrictions pour les exportations en vigueur de 2006 jusqu’à l’an dernier n’expliquent pas tout. La mise en culture ces dernières années de plus de dix millions d’hectares de prairies pour produire du soja, essentiellement destiné aux marchés d’exportation, et la multiplication des parcs d’engraissement intensif ont également favorisé la situation actuelle, en amputant d’autant les surfaces en herbe consacrées à l’élevage.
Quand la mise en marché de lots d’animaux finis d’environ 250 kg vif est devenue de plus en plus fréquente dans les enclos du marché aux bestiaux de Liniers, mais également dans tout le pays, elle a incité les autorités à réagir. En 2005, un décret a été mis en place pour interdire l’abattage d’animaux de moins de 280 kg. Ce règlement s’est durci en 2010. Ce poids vif minimum a été relevé à 300 kg, en stipulant également qu’il ne devait pas y avoir de poids carcasse inférieur à 185 kg. Certains ont voulu relever cette limite à 350 kg vif, mais le règlement actuel n’étant déjà pas respecté, à quoi bon ?
« Ce règlement a quand même été dissuasif, car les lots d’animaux finis de 250 kilos vif vendus à Liniers étaient vraiment devenus monnaie courante. À partir de 2007, ils se sont raréfiés », témoigne Raúl Castel, un négociant régulièrement présent sur ce marché. Les inspections ont lieu surtout à l’abattoir. L’amende appliquée pour entorse au règlement est de 80 euros par animal, acquittée par l’abattoir puis facturée à l’éleveur. Mais ces derniers restent incités à produire des carcasses légères. "En ce début d’année, le prix au kilo vif d’un animal avoisinant 300 kilos tourne autour de 30 pesos (1,90 euro) alors que celui de 450 kg est de 26 pesos (1,65 euro) », informe-t-il. Un retour plus conséquent de l’Argentine sur le marché mondial du bœuf ne pourra avoir lieu que si ce règlement est respecté. Or, de l’aveu même des autorités chargées des inspections dans les abattoirs, ce n’est toujours pas le cas.
Réduire les fraudes sur le poids déclaré des animaux
À signaler toutefois que, contrairement au précédent gouvernement qui a garanti du bœuf bon marché pour ses électeurs, aux dépens de la filière durant près de dix ans, le gouvernement du nouveau président argentin, Mauricio Macri, élu en décembre dernier, est pro-élevage. Il entend encourager l’export. Il a pour cela déjà supprimé la taxe de 15% sur les exportations de bœuf, et devrait durcir l’application de la règle du poids minimum d’abattage, notamment au moyen d’un contrôle informatique qui devrait sous peu être obligatoirement installé dans tous les abattoirs. Le ministère argentin de l’Agriculture a développé cet appareil qui prétend faire la transparence sur l’industrie au bénéfice des éleveurs. « Il conserve les informations relatives aux abattages et les transmet au ministère et aux éleveurs. Ces derniers peuvent ainsi prendre connaissance des poids d’abattage de leurs animaux en temps réel », indique Luciano Zarich, directeur du contrôle fiscal des abattoirs au ministère argentin de l’Agriculture et chargé du projet. Cela permettra aussi de réduire les fraudes sur le poids déclaré des animaux. Ces derniers tendaient à être soit surévalués pour éviter de payer l’amende sanctionnant l’abattage d’animaux de moins 300 kg, soit sous-évalués pour déclarer moins de viande au fisc… et aux fournisseurs. « Il y a eu tellement de triche de la part de l’industrie que les éleveurs ne croient plus aux documents des abattoirs. » Les amendes ne sont pas dissuasives et pas toujours mises. « Je ne vais pas me battre avec tout le monde ! C’est comme le trafic de drogue. Tant que ce sera rentable, il y aura des dealers…», raconte Luciano Zarich. Désormais, ces deux papiers pourraient vite être remplacés par un flux numérique consulté à n’importe quel moment par tous les acteurs de la filière.
Cette technologie pourrait contribuer à relever le poids moyen d’abattage. Dans le même sens, Ulises « Chito » Forte plaide pour un bénéfice fiscal pour les éleveurs produisant des catégories lourdes, et pour une campagne d’information auprès des consommateurs argentins afin de promouvoir la viande issue de ces catégories.
Différents âges et modes de finition
Dans les Pampas, il existe actuellement trois grandes orientations pour les broutards fraîchement sevrés issus des cheptels allaitants. Première possibilité, les animaux sont mis à l’engraissement peu de temps après avoir été séparés de leurs mères, dans de grands ateliers type feed-lots, conduits de façon assez similaires aux systèmes nord américain avec des rations basées sur les céréales. Les animaux y sont finis en une centaine de jours et donnent ces carcasses très légères prisées sur le marché intérieur. Autre possibilité, les broutards fraîchement sevrés peuvent être remis à l’herbe pour les amener jusqu’à un poids vif de 300 à 350 kg. Une fois ce poids atteint, ils sont soit dirigés vers des feed-lots avec, comme précédemment évoqué, une finition très intensive en une centaine de jours, ou bien finis à l’herbe. Bien entendu, cette dernière option est la plus longue et la plus coûteuse en termes de surface nécessaire. Elle correspond au système traditionnel classiquement mis en avant lorsqu’il s’agit de faire la promotion de la viande argentine. Il représente des tonnages de plus en plus limités, alors que la part des animaux finis en feed-lots prend régulièrement de l’importance.
Trois principales catégories selon le poids et l’âge
Les Argentins répartissent classiquement les bouvillons de boucherie en trois catégories :
Ces possibilités d’abattre des animaux très jeunes et très légers sont favorisées par la précocité des races utilisées. Angus et Hereford permettent d’avoir des carcasses à peu près finies sur des animaux qui restent très jeunes, donc très légers.