Patrick Escure : “Derrière les agriculteurs, ce sont des familles qui souffrent...”
Le président de la Chambre d’agriculture appelle élus et organisations agricoles à apporter leur soutien aux éleveurs confrontés à une des plus graves crises de ces dernières décennies
Depuis 15 jours, les manifestations des agriculteurs cantaliens s’enchaînent avec l’expression d’un ras-le-bol mais aussi d’une vraie détresse. La situation a rarement été aussi délicate, non ? Patrick Escure, président de la Chambre d’agriculture :
“Je comprends tout à fait de telles actions syndicales tant la situation des éleveurs est grave. Aucun des dossiers ouverts en 2015 n’a été réglé. D’abord la baisse des prix qui affecte de plein fouet la trésorerie des élevages, déjà au plus bas, alors même qu’on est en plein cœur de l’hiver et que les achats de fourrages doivent se faire maintenant. Il y a aussi les rats (lire ci-dessous), la FCO et tous les engagements, les plans de l’État qui n’ont pas été honorés, comme la mise en œuvre de la Pac : même si un acompte a été versé à l’automne, on est loin du compte. Normalement, les aides Pac sont soldées en fin d’année... De surcroît, pour l’instant, les exploitations n’ont pas perçu le bénéfice de la réforme de la Pac.
“Ni argent, ni foin”
Il y a également le plan d’urgence : dans le Cantal, très peu d’éleveurs en ont pour l’heure vu la couleur. Idem pour le dossier sécheresse : une partie du département a été classée mais seulement avec 30 % de pertes pour l’instant et une autre partie, de la Châtaigneraie, est elle exclue du dispositif alors qu’un très bon travail a été conduit par l’administration départementale en lien avec la profession. Il faut impérativement que le dossier, qui doit être réexaminé ce jour, sorte comme il a été envoyé à Paris à l’automne dernier. Quand j’ai fait le tour des exploitations sur ma commune (NDLR : Arnac) pour l’opération solidarité, les gars m’ont dit : “On n’a ni foin ni argent...”, ce qui ne les a pas empêchés de donner une ou plusieurs bottes de foin parce qu’ils savent ce que c’est la solidarité...”
Le ministre Le Foll vient d’annoncer qu’il présenterait un mémorandum à Bruxelles en faveur de la régulation des marchés, cela va dans le bon sens...
P. E. : “Il était temps ! La solution à la crise passe par le prix des produits, or, si ce n’est pas la France qui monte au créneau à Bruxelles, aucun autre pays ne le fera. Sûrement pas les pays d’Europe du Nord, grands producteurs de lait à un prix beaucoup plus bas ; des pays où, d’ailleurs, le syndicalisme n’existe pas. Par dessus tout, ce qu’attendent les agriculteurs, c’est un juste prix pour leurs produits qui permette de faire vivre leur famille. Or, on est parti dans une dérégulation, on ne gère plus les marchés et personne n’est capable de dire quand la crise va s’arrêter. La France, jusqu’au plus haut sommet de l’État, doit obtenir de Bruxelles cette régulation, l’avenir de l’agriculture passe par là. L’autre priorité, c’est que l’État verse le plus rapidement possible l’argent annoncé pour les éleveurs. Ce sont quand même des annonces du Premier ministre qui datent du 3 septembre !”
Avez-vous le sentiment qu’au-delà du giron agricole, les Cantaliens sont conscients de l’ampleur de cette crise ?
P. E. : “Je pense que oui, que nos manifestations sont comprises. Le message auquel les gens adhèrent, c’est qu’on veut vivre de notre métier. Et puis, ce qui les interpelle aussi, c’est quand on dit que l’État a piqué 255 M€ dans la caisse du fonds calamité et qu’il n’y a plus d’argent pour la sécheresse... Cela dit, je lance un appel aux élus et à l’ensemble des organisations agricoles pour qu’ils expriment leur soutien et leur solidarité vis-à-vis des éleveurs. Les paysans ont l’habitude de se serrer la ceinture, de faire le dos rond, de diminuer les prélèvements privés mais là, en un an, le revenu a été divisé par deux, et derrière l’agriculteur, ce sont des familles qui trinquent, qui souffrent aujourd’hui. En 2016, on devrait pouvoir proposer des années blanches pour tous ceux qui en ont besoin, tant que la situation ne se rééquilibre pas.
“Une question de vie ou de mort pour le monde rural”
Au-delà, c’est de l’avenir du monde rural dont il est question. Ce qui renforce l’inquiétude de nos territoires ruraux, c’est le sens des réformes menées avec le regroupement des Régions, des Départements, qui n’ont plus compétence sur l’économie... : on a le sentiment que tout est fait pour renforcer les métropoles, que les politiques et la haute administration ne réfléchissent qu’avec une vision urbaine, toujours au détriment du rural. Tout cela conforte le sentiment d’abandon du monde rural qui est aujourd’hui plus qu’un sentiment, c’est une réalité ! D’ailleurs, le fait qu’on soit obligé de repartir en manifestation démontre bien la difficulté du monde agricole et rural à se faire entendre et pose la question du poids du ministère de l’Agriculture... Le fait que l’État ait ponctionné 850 000 € sur le fonds de roulement de la Chambre d’agriculture au moment même où l’agriculture est en pleine crise et a besoin d’être accompagnée par nos services est un autre exemple...”
Comment la Chambre d’agriculture s’adapte-t-elle pour accompagner les éleveurs ? P. E. :
“Toutes nos équipes et salariés sont mobilisés pour aider gratuitement les éleveurs à remplir leurs dossiers sécheresse, via Telecalam, comme ils l’ont fait sur le plan d’urgence et comme ils peuvent le faire pour les accompagner auprès des banques pour leur demande d’année blanche. Nous sommes également impliqués dans la procédure “agriculteurs en difficultés” pour aider les éleveurs à maintenir un revenu et éviter qu’ils ne lâchent prise. Et puis il y a tout le conseil technique qu’on apporte soit individuellement, soit à l’échelle collective, pour aider les éleveurs à s’adapter à la conjoncture et au manque de fourrages. C’est notre vocation première. Nous avons aussi le rôle, au côté du syndicalisme, de porter la voix des agriculteurs du département auprès des pouvoirs publics.”
Renforcer les AOP
Quid de l’implication de la Chambre dans les filières départementales ?
P. E. : “Le département du Cantal a la particularité d’être entièrement en zone de montagne, d’être un département d’élevage tourné vers les AOP. On voit aujourd’hui que tout le travail réalisé sur les AOP fromagères génère un différentiel de prix. Même si cela n’est pas encore suffisant, cette différence commence à être significative. Nous avons besoin dans le Cantal de tous les producteurs de lait mais les filières AOP sont vraiment une orientation à conforter. La Chambre d’agriculture soutient les démarches engagées en ce sens pour obtenir une plus-value sur les fromages AOP mais il va falloir aller plus loin et que les entreprises s’attellent à mieux vendre ces AOP et renforcent encore la qualité de ces appellations. Il y a aussi aujourd’hui une vraie opportunité sur le lait bio, avec la demande de Sodiaal pour alimenter l’unité de fabrication de poudre de lait infantile en projet à Montauban. En bureau de la Chambre, nous avons d’ailleurs décidé de mettre nos conseillers à disposition des producteurs qui se posent la question d’évoluer vers le bio. Ce qui est sûr, c’est qu’on va vers une segmentation accrue des marchés avec des produits différents qui amèneront des prix différents. Chacun doit pouvoir faire son choix en connaissance de cause et la Chambre d’agriculture se mettra en mesure d’accompagner tous les producteurs : du lait bio au robot en passant par les AOP...”
Et en viande ?
P. E. : “Nous avons besoin de gestion de marché là aussi. Le prix de la viande finie n’est absolument pas convenable. Il faut renforcer l’export, rouvrir le marché avec la Turquie, le Maghreb... Avant que la FCO ne réapparaisse, le prix du broutard, grâce à la Turquie, était porteur et laissait penser à une bonne saison. Concernant la production porcine, qui vit depuis de nombreuses années de grandes difficultés, je ne partage pas la vision nationale de la production porcine, je ne comprends pas pourquoi, alors qu’il y avait un prix objectif affiché à 1,40 €, la profession n’a pas continué à le défendre. On est aujourd’hui à 1,07 € ! Le prix doit correspondre à la consommation française qui n’est pas du tout au cours mondial. Et cette production doit entrer dans la segmentation. Dans le Cantal, le prix du porc devrait être lié à nos fabrications, sinon on aura énormément de mal à garder des producteurs. Certains peuvent trouver leur avenir dans la transformation à la ferme, des niches comme le Capelin... mais il faut un prix du porc qui permette aux éleveurs de vivre et de développer leur atelier sachant que c’est une production dont on a absolument besoin dans le Cantal.”
“Déterminés à défendre notre métier” Dans ce contexte aussi sombre, comment redonner confiance aux éleveurs ?
P. E. : “Notre agriculture cantalienne a de vrais atouts : nous avons la chance d’avoir des éleveurs passionnés, passionnés par leur métier et qui, malgré tout, veulent encore y croire. Il y a des jeunes qui veulent défendre leur métier et on les voit nombreux actuellement dans les manifs. Nous avons aussi la chance d’avoir une profession organisée, avec une Chambre d’agriculture présente aux côtés des agriculteurs et du syndicalisme, pour défendre tous les dossiers. Quand on parle segmentation des marchés, l’agriculture cantalienne a la capacité à se placer sur un éventail de marchés qui devraient amener une rémunération supplémentaire. Et puis, nous avons des responsables agricoles, qui, tout en étant conscients de la crise et de l’ampleur des difficultés, restent déterminés à défendre les paysans du Cantal.”
Plus d'infos à lire cette semaine dans L'Union du Cantal.
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