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À qui profitent vraiment les dons de blé russe?

Li Zhao Yu, Yann Lebeau, Roland Guiraguossian et Delphine Drignon, experts du département relations internationales d’Intercéréales, ont fait le point sur l’intensification de la concurrence russe sur les exportations françaises, qui se manifeste par des dons mais aussi des prix très compétitifs. La Russie a certes gagné des parts de marché dans certains pays, mais la France a des arguments à faire valoir.

© dendoktoor-Pixabay

La Russie a offert plusieurs bateaux de blé tendre à des pays africains ces derniers mois, afin de tenter de démontrer au monde que le Kremlin veut montrer patte blanche et venir en aide aux populations en difficulté alimentaire. Toutefois, cette générosité ne serait que de façade, selon l’expert d’Intercéréales Yann Lebeau, responsable du bureau de Casablanca, qui intervenait lors d’une table ronde organisée durant la matinée export précédent la Bourse de l'exécution à Paris (Pavillon Gabriel) le 20 mars 2024.

Revenons à juillet 2023. Le dirigeant russe Vladimir Poutine déclarait offrir 200 000 t de blé tendre à six pays africains : le Zimbabwe, le Centrafrique, l’Erythrée, la Somalie, le Mali et le Burkina Faso. « Aujourd’hui, il y a trois bateaux arrivés au Mali, de 25 000 t chacun, un au Burkina Faso, un pour le Centrafrique, un pour la Somalie, un pour l'Erythrée, et un pour le Zimbabwe », indique Yann Lebeau. Mais il y a un (gros) bémol dans cette générosité du Kremlin. L’expert d’Intercéréales prend d’abord l’exemple du Mali, pays où la Russie est parvenue à s’implanter politiquement. « Le blé est certes donné à l’état Malien. C’est ensuite l’office des produits agricoles maliens qui se charge des flux en question (OFAM). Mais ces blés sont vendus aux meuniers maliens avec une décote de 15 à 20 €/t. La farine issue de cet écrasement est par la suite vendue à la population malienne à 35 € les 50 kg. Conclusion : est-ce qu’il s’agit de dons ? oui ! A la junte malienne ? Oui ! A la population ? Non ! », relate le spécialiste. 

 

50 000 t de dons de blé au Centrafrique pour produire…20 000 t de farine seulement…

Ce raisonnement peut également s’appliquer au Burkina Faso. Le cas Centrafricain présente des similitudes mais constitue un cas plus complexe. Le pays ne dispose pas de moulin, et doit faire écraser les donations russes par les moulins camerounais. « Les trois moulins camerounais ayant accepté de traiter les dons russes ont dû acheter le blé avec une décote de 60 €/t », déclare Yann Lebeau. Si pour le moment l’information sur les prix de la farine n’a pu être collectée, le fait que les meuniers camerounais aient dû acheter le blé donné par les russes témoigne déjà d’une similitude avec les cas burkinabais et malien. Ensuite, « les autorités centrafricaines ont déclaré que les 50 000 t de blés donnés par les russes donneront 20 000 t de farine… Il y a un problème de répartition à la population ! (…) Avoir un blé décoté aura des conséquences sur les marchés locaux de blé mais aussi de farine », prévient l’expert d’Intercéréales. Ainsi, la population Centrafricaine ne bénéficiera pas non plus autant de la générosité russe. 

Ce double discours peut inciter les opérateurs africains à se montrer réticents aux dons russes. De plus, la guerre en Ukraine et les sanctions internationales contre la Russie ont engendré des surcoûts administratifs (assurance, demande de garanties bancaires etc.), ce qui a rebuté certains opérateurs africains, qu’ils soient marocains ou maliens, camerounais… à se tourner vers la Russie. Preuve en est : la Russie a vu ses parts de marchés sur l’Afrique subsaharienne reculer significativement entre les campagnes 2021/2022 et 2022/2023, passant de 20% à environ 6%. De son côté, la France a pu augmenter ses parts, passant de 15% à près de 20% sur la même période.

Néanmoins, l’Hexagone ne doit pas se reposer sur ses lauriers. En effet, si la France a pu se maintenir voire progresser en Afrique Subsaharienne et au Maroc, les Russes maintiennent la pression, en multipliant les conseillers agricoles dans les ambassades des pays importateurs de grains, rapporte Intercéréales.

 

Lire aussi : Céréales – Importante demande marocaine attendue en 2024/2025, rapporte Intercéréales

 

Confirmation de la percée russe en Algérie

La stratégie russe a de plus déjà fonctionné dans bon nombre de pays. Le cas le plus emblématique est celui de l’Algérie. Roland Guiragossian, responsable du bureau du Caire d’Intercéréales confirme « la consolidation de la percée russe, qui représente 40% des achats algériens de blé tendre (entre juillet 2023 et fin février 2024). (…) La France a remonté la pente début 2024, mais cela après une première partie de campagne 2023/2024 très difficile ». En 2022/2023, les origines russes s’accaparaient 30% du marché algérien, et 20% en 2021/2022, d’après Intercéréales. En Egypte, le Kremlin a effacé l’Ukraine. Et a remplacé l’Europe du Nord sur l’Arabie Saoudite. La part de l’Ukraine a également décroché en Tunisie, pendant que celle de la Russie a augmenté entre 2021/2022 et 2022/2023, le blé russe étant très compétitif, malgré les surcoûts administratifs liés aux sanctions internationales.

L’Espagne friande de blé ukrainien

Le fait que la Russie ait effacé l’Ukraine sur certaines destinations internationales explique en partie la réorientation des flux ukrainiens vers l’UE, qui a importé plus de 6 Mt de blé tendre ukrainien en 2022/2023, contre 350 000 t en 2021/2022. « C’est l’Espagne qui s’est appropriée le plus de marchandises ukrainiennes, notamment en raison de sa récolte catastrophique en 2023. Elle représente 73% des achats de l’UE », témoigne Delphine Drignon, responsable relation filière et marchés européens d’Intercéréales. Elle rappelle que l’Ukraine a vu ses exportations décrocher vers la plupart des destinations : Asie, Maghreb, Afrique, Moyen-Orient… La Turquie et l’Europe sont les principales nouvelles destinations des marchandises ukrainiennes permettant de rattraper les pertes ailleurs. 

La Chine a elle aussi renforcé sa coopération agricole avec la Russie. Mais les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous. Le responsable du bureau de Pékin d’Intercéréales, Li Zhao Yu, a par exemple évoqué l’ouverture aux investisseurs chinois de terres russes dans l’Est du pays. « Les surfaces sont importantes, mais les agronomes chinois ne sont guère satisfaits de la productivité des terres », rapporte l’expert. De plus, le pays continue d’acheter des céréales à l’Ukraine et à l’Hexagone. « Le blé russe a une qualité semblable au blé chinois. Ainsi, la qualité française est appréciée », renchérit le spécialiste.

Afin de contrer l’influence russe, Intercéréales demande à l’état Français de lutter politiquement, en arrêtant d’adopter la politique de la chaise vide. L’interprofession estime également que la filière française peut encore améliorer sa compétitivité, par la recherche, mais aussi les économies potentielles à réaliser tout le long de la chaîne logistique.

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