" Nous avons investi pour passer en gruyère IGP "
Au Gaec Saint-Léger, en Haute-Saône. En 2017, les trois associés du Gaec Saint-Léger ont réorienté leur production de lait standard vers la filière gruyère IGP. Les premiers effets notés sur cet exercice semblent bien annoncer le surcroît de sécurité économique attendu.
Au Gaec Saint-Léger, en Haute-Saône. En 2017, les trois associés du Gaec Saint-Léger ont réorienté leur production de lait standard vers la filière gruyère IGP. Les premiers effets notés sur cet exercice semblent bien annoncer le surcroît de sécurité économique attendu.
La deuxième fois a été la bonne ! En 1998, le Gaec Saint-Léger s’était déjà interrogé sur le bien-fondé de passer à une alimentation foin et à la production de lait à emmental. À l’époque, Patrick Remond est installé depuis neuf ans sur les plateaux calcaires entourant Mailleroncourt-Charrette, au nord de Vesoul. Il est en Gaec avec Françoise et Paul, ses parents, qui aspirent à un retrait progressif de l’élevage en profitant du système de la préretraite. Stéphane Lagondet, cousin germain de Patrick, va les remplacer. Mais la simulation effectuée cette année-là par François Dubief, de Haute-Saône Conseil élevage, est en défaveur d’un système basé sur l’herbe. Elle laisse clairement apparaître une perte de 300 € par hectare en raison d’une diminution des aides PAC. Le projet est donc sagement remisé dans un tiroir, tout en restant présent à l’esprit des deux associés. La structure monte à 100 hectares, pour une référence de 320 000 litres et une douzaine de bœufs de 36 mois à l’herbe par an. Les gains fonciers sont modestes jusqu’en 2013, année où la reprise de 45 hectares et de 200 000 litres de lait va rebattre les cartes. Elle donne l’opportunité à Aurélien Drouhard de démissionner d’un poste de conseiller bancaire, qui ne lui convient pas vraiment, pour rejoindre Patrick et Stéphane. En 2014, le Gaec livre 699 000 litres à son collecteur historique, l’Ucafco, une coopérative membre du groupe Sodiaal, son partenaire de toujours.
La prairie temporaire pour assurer de la matière sèche par hectare
En 2016, le trio est d’accord pour estimer que le contexte laitier impose un réexamen de la stratégie de l’exploitation. « En système maïs, on saturait. On ne savait même plus quelle était la destination de notre lait », reconnaissent les associés. Que faire ? Intensifier en augmentant le volume de lait standard dans le système maïs en place ne convainc pas. Certes, « à 260 mètres d’altitude, les 15 tonnes par hectare de matière sèche de maïs récoltées en moyenne ont sécurisé notre quota et permettaient aussi de finir les bœufs. Mais, avec les sécheresses à répétition, nous avons jugé que cela devenait compliqué d’atteindre ce rendement. Nous avons toujours eu une sensibilité pour l’herbe. La proportion d’ensilage de maïs dans la ration n’a d’ailleurs jamais dépassé 50 %, et 7 600 litres en maïs ensilage ne constituent pas une performance extraordinaire », signalent Patrick et Stéphane. Alors pourquoi ne pas se lancer dans une filière avec signe de qualité ? Soit en emmental grand cru, qui a l’avantage d’autoriser l’enrubanné pour les génisses, soit en gruyère IGP, qui interdit tout type d’ensilage. Le trio choisit le second car les nouveaux calculs de François écartent la crainte d’un bilan fourrager déficitaire ; il est au contraire excédentaire de 5 %. Ils se basent sur les nouvelles modalités des aides et prennent en compte le risque prix, comme en 2016 où 10 % du volume a été rémunéré en B à 200 €/1 000 l. Ils constatent que le gruyère a réglé les 1 000 litres en moyenne départementale annuelle mesurée entre octobre 2016 et septembre 2017 à 414 € contre 385 € à l’emmental et 342 € au lait standard. « Tous les feux étaient au vert, ici, à la laiterie, chez notre banquier. La seule inquiétude concerne la pérennité de l’ICHN », résume Patrick.
Si les associés abandonnent sans regret le maïs, il leur faut néanmoins « assurer de la matière sèche à l’hectare ». S’ils tablent sur 6 tonnes par hectare sur une prairie permanente, ils visent les 10 tonnes sur leurs prairies temporaires. Il s’agit de mélanges suisses, laissés trois à quatre ans en place. Après un apport initial de fumier au semis, les éleveurs « réveillent » les surfaces avec 20 unités d’azote au printemps et en remettent autant pour préparer la deuxième des quatre coupes prévues dans l’année. Leur volonté est également de se garantir la qualité des fourrages distribués l’hiver. « Il était hors de question de faire du lait de foin sans passer par le séchage en grange », insistent les trois associés. Ils investissent 44 000 € dans une autochargeuse et 240 000 €, déduction faite de deux subventions de 50 000 € et 30 000 €, dans un séchoir à toit solaire double paroi de 45 x 18 m avec trois cellules de 15 x 15 m et deux de 12,5 x 15 m. Le toit contigü de la fumière couverte 24 x 25 m est également aménagé pour procurer l’appoint de chaleur nécessaire pour faire tourner deux cellules simultanément. « Une journée à 30°C nous autorise à souffler de l’air à 42°C pour 24 % d’hygrométrie. Il nous arrive de faucher le matin et de rentrer le foin le soir. Un créneau de deux jours de beau temps permet de passer à coup sûr. Avant, il en fallait de quatre à cinq. Le séchage est une garantie quatre années sur cinq. L'année 2018 le justifie pleinement. En mai-juin, le temps orageux ne nous a pas gênés, contrairement à des collègues non équipés. Au 1er juillet, notre séchoir était plein », se félicite Patrick.
Une différence de prix palpable
Assurer ses arrières fourragers est un principe de base des associés. « Pendant vingt ans, nous avons essayé de produire de la protéine avec des cultures comme du tournesol ou du lupin, mais avec des rendements très aléatoires en raison du climat. Si nous voulons être autonomes, nous devons trouver les protéines dans la ration de base », affirme Stéphane. Désormais, les vaches pâturent jour et nuit du 15 mars au 15 novembre, sur 30 hectares d’herbe situés à quinze minutes à pied de leur stabulation de 90 logettes paillées sur béton ou sur tapis. « Il n’y a plus à gérer le front d’attaque du silo qui chauffe, et il ne faut plus penser à faire de transition entre le maïs et l’herbe. La ration est stable. On gagne en productivité. » L’hiver, les vaches bloquées au cornadis reçoivent 10 kilos de foin préalablement pesés et un kilo de céréales avant la traite. Du regain (10 kg) est servi après la traite. Le solde de concentré, constitué de coque de soja, de tourteau de colza et de soja non OGM, est distribué au DAC jusqu’à un maximum de 6 kg/tête/j. L’équivalent de 6 % de ce mélange est ajouté sous forme d’huile de colza hydrogénée. « 2017 a été une année délicate. Nous n’avions pas de référence sur ce que le troupeau allait consommer. Nous avons fait presser en bottes de 500 kilos, par un entrepreneur, du foin en vrac que nous avions en réserve. Cela nous fait un stock de sécurité de 50 tonnes », indiquent Patrick et Stéphane.
« L’autonomie alimentaire a toujours été un pilier de la stratégie de l’exploitation. Un pas supplémentaire a été franchi dans cette direction. Entre 2012 et 2017, la part des charges opérationnelles sur produits est passée de 36 à 27 %. Ce ratio doit encore s’améliorer en 2018 », complète Marie-Christine Pioche, conseillère lait à la chambre d’agriculture de Haute-Saône. Les trois associés n’ont pas encore le recul que procure un exercice complet en lait à gruyère. Mais ils sont sereins. Sur les six premiers mois de 2018, ils ont livré 27 357 litres de plus de lait, comparé à 2017. Marie-Christine Pioche le confirme : « avec le changement de ration, le TB et le TP ont chacun reculé d’un point. La moyenne du troupeau baisse à peine. En revanche, la différence de prix est positive de 114 euros pour 1 000 litres ». 2018 devrait encore améliorer cet aspect. La filière annonce un prix supérieur à 2017 de 15 à 20 €/1 000 l. « C’est une recette potentielle de 10 000 euros en plus pour le Gaec », calcule Stéphane.
La confiance des associés dans l’avenir est encore motivée par d’autres facteurs. Ils sont particulièrement à l’aise pour tout ce qui touche au matériel. Il faut dire que sitôt installé, Patrick a créé avec deux collègues une banque d’entraide pour faciliter les chantiers d’ensilage. Ces « coups de main » ont toujours cours. Ils fonctionnent sur la base d’un enregistrement scrupuleux des durées d’utilisation d’un matériel, et aboutissent à une compensation en argent en fin d’exercice en cas de décompte déséquilibré. En 1995, ces relations ont donné naissance à la Cuma de la Haute vallée du Durgeon. « Au départ, les exploitations ont mis leur matériel à disposition. Mais au fur et à mesure de son renouvellement, c’est la Cuma qui a investi, avec l’idée de privilégier les chantiers en commun », explique Patrick.
Les foins sont par exemple gérés collectivement selon un planning de fauche et un règlement qui prévoit qu’en cas d’aléa climatique, le fourrage de moindre qualité est partagé entre tous. « Cela permet de partir presser l’esprit serein. Du reste, cette clause n’a eu besoin d’être activée qu’une seule fois. Aujourd’hui, nous avons accès à quarante-cinq machines modernes et performantes pour préparer le sol, traiter les cultures et récolter l’herbe, mais aussi à des outils spécifiques comme un aplatisseur mélangeur mobile d’une capacité de trois tonnes par hectare, une herse de prairie, des épareuses, une scie circulaire… C’est beaucoup plus que n’importe quelle ferme moyenne », juge Patrick. La part de chacun est calculée au volume de travail effectué. Un adhérent qui a, par exemple, réalisé 30 % des bottes de l’année s’acquitte de 30 % de la facture. Pour le Gaec, dont le matériel en propre se limite à quelques indispensables pour faire tourner l’atelier laitier au quotidien, le poste mécanisation s’élève à 118 €/1 000 l en 2017, soit un niveau identique à la référence nationale en système herbager. « Les frais de cultures et d’enrubannage que nous économisons en 2018 nous laissent espérer un recul de la dépense à 26 000 euros l’an, soit une diminution de près de 12 000 euros », pronostique Aurélien.
Un prix stable et qui doit le rester
Autour de la table, l’entente de Patrick, 53 ans, Stéphane, 46 ans et Aurélien, 30 ans, ne fait pas de doute. C’est une autre de leurs forces. « L’arrivée d’Aurélien nous a fait tout reconsidérer. Fonctionner à trois, c’est différent qu’à deux ! Nous avons redéfini ensemble la stratégie de l’élevage et la place de chacun. Nous sommes tous les trois à égalité. Cela a été fédérateur et a créé une cohésion », souligne Patrick. Chaque éleveur se sent polyvalent, tout en ayant un peu sa spécialité, le travail administratif pour Patrick, davantage les cultures pour Stéphane et le troupeau pour Aurélien. Ajoutons que ce dernier n’est pas passé par la case « salarié ». « Au lieu de reprendre le capital du Gaec en matériel, Aurélien a pu se contenter d’acheter pour 2 000 euros les parts du Gaec dans la Cuma. Cela facilite une installation », commente Patrick.
Les associés ont une bonne première impression de leur nouveau système foin. « Nous apprécions d’avoir un prix stable et qui doit le rester quel que soit l’évolution du contexte international. Investir dans des conditions connues à l’avance, c’est rassurant. Nous préférons amortir des bâtiments que de régler les factures de semi-remorques remplis de tourteaux », lance Patrick. Quelques points restent à ajuster. Comme passer du vêlage d’automne au vêlage toute l’année, histoire de profiter d’une prime de régularité qui peut atteindre les 20 €/1 000 l en juin-juillet. Il leur faudra aussi réfléchir à la problématique herbe sur herbe dans la rotation, afin de préserver leur capital sol sur le long terme. « Il faudrait diminuer la surface de prairie de 5 hectares. Ou alors s’agrandir de 15 à 20 hectares de cultures. Cette surface nous permettrait aussi d’être autonomes en paille. Ce serait l’idéal ! », concluent-ils.
Chiffres clés
Troupeau : 96 Montbéliardes à 7 479 l
Lait contractualisé en 2018 : 748 000 l (comme en 2017)
Chargement : 1,2 UGB/ha SFP
Main-d’œuvre : 3 UMO dont 3 chefs d’exploitation
Avis de François Dubief, chef de service de Haute-Saône Conseil élevage
« Le séchage en grange valorise les fourrages »
« Le séchage en grange est un investissement qu’il faut traduire soit par du lait en plus, soit par du concentré en moins, voire les deux ! Avec des fourrages de première coupe à 0,8 UF et plus de 14 % de MAT, le séchage en grange a permis d’obtenir d’entrée de jeu des très bonnes valeurs alimentaires. Le changement dans l’alimentation a peu dégradé la production, en volume comme dans les taux. Cela prouve la très bonne technicité des éleveurs. Il reste à mesurer l’impact du séchage sur la gestion des variations climatiques selon les années. La stratégie de partir sur une production mieux valorisée, comme le lait à gruyère, n’est pas forcément génératrice d’une meilleure rentabilité économique. Mais elle est cohérente dans le système d’exploitation du Gaec Saint-Léger : elle a notamment permis une intensification des surfaces et la sécurisation du bilan fourrager. En revanche, elle implique un retour sur investissement assez rapide et la maîtrise des fondamentaux de la conduite du troupeau. »
Tout le monde à la traite !
Patrick, Stéphane et Aurélien se sont donné des règles pour se ménager une qualité de vie. Le principe de base est que chacun d’eux fait la traite, seul, avec l’aide d’Eden, le Border collie chargé de sortir les laitières de leurs logettes. Le roto de 20 places leur permet de passer 80 vaches à l’heure, un rythme deux fois plus élevé que dans la salle de traite 2x4 en épi dont il a pris la relève en 2014. La rotation prévoit la prise de poste à la traite le lundi soir. Ce premier associé prend aussi la responsabilité du troupeau. Le deuxième associé s’occupe de la litière, du raclage et vient en appui du trayeur. Son week-end commence le vendredi soir. Le troisième associé tracte le vieil épandeur qui distribue foin et regain, et s’occupe des génisses, logées dans un bâtiment autonome en équipements et en fourrages, situé à un kilomètre. Durant les mois d’hiver, il est présent les matins, samedi et dimanche.
Cette organisation aboutit à ce que les associés aient chacun à tour de rôle un week-end totalement libre, un second d’astreinte partielle et un dernier d’astreinte complète.
Vigilance sur la BVD
Les associés ont instauré le dépistage systématique de la BVD par prélèvement de cartilage lors du bouclage à la naissance. En 2017, un, puis deux, puis trois veaux de 8 jours sont ressortis positifs à la maladie. « Notre lot de 15 veaux n’était pas très beau. Une prise de sang a révélé 9 cas positifs », raconte Patrick. Tout le troupeau a été analysé, 130 bêtes en tout, et 7 autres animaux ont été dépistés. En fin de compte, 19 génisses ont été euthanasiées. « La caisse « coup dur » du GDS va compenser la perte, avec une franchise d’environ 4000 euros qui a impacté le produit animal 2017 », poursuit Patrick. L’ancien bâtiment à taurillons, réaménagé en 2014 en 90 places de génisses, est un 'plus' dans la mesure où il n’a pas de voisin. Les bêtes ne quittent pas leur stabulation durant les quatre premiers mois de gestation. Elles peuvent pâturer sur 8 hectares de prés attenants. Les éleveurs sont vigilants pour que leur troupeau laitier n’ait plus de contact avec d’autres animaux.
Un " épandeur maison " distribue la ration
Le changement d’alimentation a fait évoluer la distribution de la ration. Après avoir testé une mélangeuse, tarifée 25 000 €, les éleveurs ont fabriqué eux-mêmes leur matériel. Ils ont récupéré un vieil épandeur. Ils y ont adapté un hérisson et en ont augmenté le volume de chargement en le rehaussant par des ridelles. Positionné entre les cellules, il est chargé à la griffe. L’appareil dépose le fourrage à l’auge en le démêlant. Un petit passage de fourche termine le travail. « Cela marche très bien et ne nous a rien coûté », résume Stéphane.