Les dents de la mère
« Une génisse née toute seule hier dans le petit verger attenant à l’exploitation, quoi de mieux ? Et la voilà debout qui explore le vaste monde… La fugitive est retrouvée sur le tas de bois après la traite du soir, et illico mise aux arrêts non sans lui avoir donné à boire son colostrum règlementaire.
Mais ce matin elle est nettement moins fringante, allongée dans la case collective, un peu de sang au nombril et le nombril rompu à ras, et c’est à la sonde qu’il a fallu la nourrir. Rien n’y fait, elle ne récupère pas !
C’est dans cet état que je la trouve avec une température rectale de 35,4 °C, avec les muqueuses pâles et un coeur trop rapide. Pas de sang autour d’elle… Pèle-mêle me viennent à l’esprit l’hypoglycémie — mais elle a bu très normalement hier soir et il ne fait pas encore bien froid —, la septicémie — quoique ce soit encore un peu tôt et réservé aux veaux privés de colostrum de qualité —, pourquoi pas une péritonite gravissime pour cause de déchirure de la caillette, ou une hémorragie — mais il y a si peu de sang dans la paille…
DES CAILLOTS DEDANS
La palpation du ventre dans la zone ombilicale m’apprend que les caillots sont dedans. Peut-être est-ce la mère qui a boulotté le cordon ombilical et tiré sur les vaisseaux. Peut-être l’escapade dans le tas de bûches fait-elle partie du scénario. Je n’en sais rien mais il est clair que cette génisse est descendue bien bas pour cause d’hémorragie.
Nous voilà partis récupérer non sans quelques péripéties du sang citraté auprès d’une vache du troupeau, mais à notre retour la génisse est morte. Il me faut savoir… Une ouverture de l’abdomen laisse couler une grande quantité de sang. Quelques caillots volumineux et sombres m’indiquent que cette hémorragie n’est pas toute récente, ce dont je me serais bien douté. Les caillots qui enserrent les artères ombilicales sont démesurés et fissurent l’enveloppe. À bien y réfléchir, je ne vois pas bien comment l’escapade sur le tas de bûches et les quelques inévitables chutes auraient pu arracher le vestige de cordon ; les dents de la mère, oui ! »