Les bières de microbrasserie, un marché dynamique qui tire toute la filière de l'orge brassicole
La microbrasserie n’en finit pas de faire des émules. Le souci d’ingrédients locaux dynamise les productions de houblon et d’orge. Les malteurs s’organisent. Des agriculteurs-brasseurs tirent leur épingle du jeu.
La microbrasserie n’en finit pas de faire des émules. Le souci d’ingrédients locaux dynamise les productions de houblon et d’orge. Les malteurs s’organisent. Des agriculteurs-brasseurs tirent leur épingle du jeu.
Rien ne semble arrêter les brasseurs artisanaux, qui continuent de se lancer massivement dans l’aventure de la microbrasserie. On dénombrait 1 600 brasseries fin 2018 et la barre symbolique des 2 000 devrait être atteinte dès cette fin d’année 2019. « Le phénomène est apparu aux États-Unis et est arrivé chez nous au milieu des années 80 », rappelle Jacqueline Lariven, directrice de la communication de Brasseurs de France, le syndicat historique des brasseurs. La France ne comptait alors plus qu’une vingtaine de brasseries. D’abord apparu dans des régions riches d’un passé brassicole comme l’Alsace, la Lorraine, le Nord ou la Bretagne, le phénomène a vite gagné l’ensemble du territoire. La région Auvergne-Rhône-Alpes compte aujourd’hui quelque 300 brasseries, la Normandie pas loin de 90. « Le rythme de création est très soutenu : quatre à cinq brasseries artisanales ouvrent chaque semaine », confirme Jean-François Drouin, président du SNBI, syndicat des brasseurs artisanaux, créé en 2016. La brasserie ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui. Le marché de la bière a progressé de 4,2 % en volume en 2018 contre 16 % pour celui des seules bières artisanales. Celles-ci représentent 6 % du marché en volume et 7 % en valeur. Aux États-Unis, les craft beers représentent 13 % du marché en valeur.
Commander une bière n’est plus ringard
La plupart des microbrasseries sont des TPE/PME et leur production en volume pèse encore peu comparé à l’ensemble de la production française. En 2017, 1 150 entreprises ont produit 1,2 million d’hectolitres, soit 5,5 % de la production française de bière, pour une production moyenne inférieure à 1 000 hectolitres par an. Le reste du marché est maîtrisé par une vingtaine de grandes brasseries artisanales ou industrielles, à commencer par Heineken et Kronenbourg, qui dépassent le seuil des 200 000 hectolitres produits. Ces géants profitent de la dynamique impulsée par les petits brasseurs. « La bière était un produit très standardisé, avec des grandes marques proposant toutes le même goût, et le marché était, à partie des années 80, orienté à la baisse », rappelle Jacqueline Lariven. L’arrivée de passionnés a changé la donne. Une affirmation appuyée par Céline Ansart, responsable d’études économiques et stratégiques d’Unigrains, auteure d’une étude sur le sujet : « Les artisans brasseurs ont fait redécouvrir des produits plus typés. Aujourd’hui, la bière répond aux tendances actuelles de consommation alliant naturalité, proximité et goût, et séduit tout particulièrement les millenials. Commander une bière n’est plus ringard et la clientèle féminine se développe. » Les raisons de cet engouement ? Le rejet de la standardisation des produits, le réflexe du locavore et la naturalité du produit. « Les bières que nous produisons ont du goût, elles sont produites localement et les brasseurs n’utilisent ni additifs ni colorants chimiques », détaille Jean-François Drouin.
Concurrence exacerbée et grandes manœuvres
Dans l’élan de la croissance, les brasseurs innovent sans cesse. Avec les mêmes ingrédients de base — malt de céréales, houblon et eau — la palette des recettes et des goûts est très large. La distinction classique entre les bières blondes, brunes ou ambrées perdure mais la gamme s’est enrichie de bières spéciales, aromatisées ou de spécialités, comme la IPA, riche en houblon, ou la bière vieillie en fût de chêne. La production bio participe également à la croissance du secteur : elle représente 7 % des volumes de la production des microbrasseurs. Devant la multiplication des marques de bière — elles seraient plus de 5 000 en France — la concurrence s’exacerbe et génère de grandes manœuvres. Le groupe Kronenbourg a noué en 2015 un accord de distribution avec la brasserie corse Pietra, quatrième brasseur français, avant de réitérer l’opération en 2018 avec la Brasserie du pays Basque. En 2019, c’est au tour d’Heineken de monter au capital de Gallia1890, une bière parisienne prisée des amateurs. « Par son nom très gaulois, qui rappelle Paris, la marque détient un potentiel intéressant pour un brasseur international mais il n’y en a pas beaucoup comme ça en France », tempère Céline Ansart. C’est l’enjeu des brasseurs qui veulent changer d’échelle : ils doivent sortir de leur image parfois trop associée au terroir, sans se renier. La plupart des marques de bières ont un très fort ancrage local. L’origine des matières premières utilisées est une question centrale pour les producteurs de bières régionales. Ce souci de s’approvisionner localement renforce l’ensemble de la filière. Il permet au houblon français de reprendre des couleurs. La production — 883 tonnes en 2018 — ne couvre toujours pas les besoins mais une centaine de projets sont en cours aux quatre coins du pays. « Le houblon est une culture pérenne dont la mise en place requiert des investissements lourds et spéciaux, ainsi que la mise en place d’une filière », rappelle Céline Ansart. La mise en production du premier hectare avoisine les 100 000 euros.
Du camion semi-remorque au sac de 25 kilos
Les malts locaux sont plus faciles à trouver. Les grands noms de la malterie, longtemps absents du marché artisanal, proposent désormais des gammes de produits dédiés. Jusqu’à présent, l’unité de vente était de 25 tonnes. Elle est désormais de 25 kilos. « Malteurop a adapté sa gamme en élargissant son offre de services à travers de nouveaux malts, un nouveau packaging et des conditionnements adaptés aux brasseries artisanales, illustre Vianney Giot, directeur développement craft business chez Malteurop. Nous proposons des cinquante références de malts en sacs, livrables en trois à cinq jours partout en France, exprime Alexandre Clyti, des Malteries Soufflet.
Quelques malteries artisanales s’efforcent également de répondre à la demande. « Nous proposons du malt d’orge, mais aussi du malt de blé, de seigle, de sarrasin et de millet, explique ainsi Lucile Comptour, gérante de la Malterie des volcans à Saint-Germain-Lembron dans le Puy-de-Dôme. Nous produisons des malts avec des couleurs et des arômes différents. Cela permet aux brasseurs de faire du sur-mesure dans leurs assemblages. » Un service de maltage à façon permet également à des paysans-brasseurs ou à des brasseurs qui achètent de l’orge de récupérer un malt dont ils peuvent raconter l’histoire. On dénombre près de 90 fermes-brasseries en France, dont quelques producteurs de grandes cultures devenus brasseurs. La plupart utilisent ce système, qui leur permet d’obtenir une bière issue de leurs champs.
Il s'agit le plus souvent d'une activité secondaire
En Auvergne-Rhône-Alpes, un partenariat a été signé le 3 octobre dernier entre la chambre d’agriculture et une association de brasseurs pour développer les cultures de houblon et d’orge. La convention prévoit notamment un soutien aux investissements pour les brasseurs. Des aides qui seront appréciées vu les montants nécessaires pour développer une brasserie et atteindre le seuil de production minimum pour pérenniser l’activité. « Il faut produire 300 hectolitres pour dégager un Smic, précise Jacqueline Lariven. La plupart des petites brasseries constituent une activité secondaire et 70 % des brasseurs ne vivent pas de leur production. » Malgré les niveaux d’investissement et la multiplication des brasseries sur le territoire, les défaillances restent rares. Leur atout ? « Les entreprises qui durent sont souvent celles qui arrivent à reproduire un produit qualitativement bon », indique Jean-François Drouin, qui rappelle l’intérêt de suivre régulièrement une formation pour continuer à s’améliorer et rappelle une maxime belge : « faire de la bière c’est facile, faire une bonne bière c’est difficile ».
« Faire de la bière c’est facile, faire une bonne bière c’est difficile » Maxime belge
En chiffres
La brasserie en France
500 ha de houblon
883 t de houblon en 2018
50 houblonniers en coopératives
20 houblonniers indépendants
120 000 exploitations cultivant de l'orge
20 malteries dont 6 artisanales
1,4 million de t de malt produit en France
75% vendus à l'export
285 brasseries certifiées 100 % bio
100 000 hl de bière produite certifiée bio
1 350 000 hl de bière produite par les brasseurs indépendants
AVIS D'AGRICULTEUR : Christophe Noyon, producteur d’orge et maître-brasseur à Tardinghen, Pas-de-Calais
« Avoir un produit local de qualité, c’est un atout »
« J’ai repris une partie de l’exploitation agricole de mon père en 2003. L’idée était de pérenniser l’exploitation et de redonner une dimension économique au corps de ferme. J'avais déjà un diplôme en poche de l'ISA de Lille, mais avant de me lancer, je me suis inscrit à un master 'malt et brasserie' à l’université catholique de Louvain. La bière est une boisson plus compliquée et plus élaborée que le vin. Il faut tenir compte de la matière première, de la levure, de la chaleur et du froid. J'ai alors créé La brasserie des 2 caps. J'ai reçu deux médailles d’or au Concours général agricole à Paris en 2014 et en 2019. Ma gamme de bières est distribuée dans les restaurants de la Côte d’Opale et de Lille, sans oublier la vente à la ferme et des enseignes de renom comme L’Arpège, ou La Grande Épicerie à Paris. Je me qualifie de brasseur récoltant car nous produisons notre orge pour produire le malt. Je fais malter 27 tonnes d’orge à Anvers, à deux heures de route, et je récupère 21 tonnes de malt. On obtient ainsi un malt simple field, qui permet d’avoir une qualité homogène. À la brasserie, nous recevons 15 000 personnes par an. Les gens viennent chercher du local, du terroir, une histoire. Avoir un produit local de qualité, c’est un atout. Pour les éventuels amateurs, je ne donnerais que deux conseils : être installé près d’un bassin de consommation important et bien calibrer ses investissements par rapport à son terrain de jeu. »
AVIS D'AGRICULTEUR : Hervé-Pierre HYPOLITE, agriculteur et brasseur aux Baroches, Meurthe-et-Moselle
« C’est l’occasion de parler d’agriculture »
« Je me suis installé en juillet 2014 sur la ferme familiale. Avec une SAU de 127 hectares en grandes cultures, il fallait que je trouve un revenu complémentaire et l’idée me trottait dans la tête depuis un moment. Je suis producteur d’orge de brasserie, en agriculture de conservation des sols, et je voulais me démarquer. On trouve plein de bières ici mais peu disent d’où viennent les ingrédients. J’ai brassé l’orge récoltée cet été et j’ai ouvert une boutique à la ferme, la brasserie fermière La Troliotte, en septembre 2019. J’aime l’idée de mener une production de A à Z en circuit court, de la culture de l’orge à la vente de bières. J’emporte mon orge à l’IFBM de Nancy pour la faire malter et la semaine suivante je vais la récupérer. Les consommateurs semblent ravis et j’ai déjà pas mal de demande. C’est l’occasion de parler d’agriculture et de terroir avec les consommateurs. »
Bière et numérique
La maîtrise des nouvelles technologies est l’une des clés du succès des microbrasseries : les nouveaux brasseurs sont des générations 2.0. Ils sont familiers des réseaux sociaux et relaient les événements auxquels ils participent. « La digitalisation de l’économie a permis à de nombreux petits brasseurs de se faire connaître à moindres frais, rappelle Céline Ansart, d’Unigrains. La création de sites internet de vente en ligne ou l’existence de sites marchands dématérialisés permettent aux petits brasseurs de contourner la barrière des clients traditionnels, des cafés, hôtels, restaurants ou de la grande distribution. » En parallèle, des communautés de passionnés se sont regroupées sur les réseaux sociaux. Ces beer lovers apportent à de petites marques une notoriété qui dépasse souvent leur microcosme naturel.
Le malt, fleuron tricolore
La France reste un grand producteur d’orge de brasserie, en particulier dans les régions Centre, Bourgogne ou Poitou. « C’est l’une des meilleures zones de production au monde », rappelle Vianney Giot, de Malteurop. La majorité de la production maltée est exportée. « 20 % des bières dans le monde sont réalisées à partir d’orge ou de malt français », indique Jacqueline Lariven, de Brasseurs de France. En France, quinze malteries transforment annuellement 1,8 million de tonnes d’orge de brasserie en 1,5 million de tonnes de malt.
Sur l’échiquier mondial du secteur, trois malteurs français figurent parmi les leaders mondiaux : Boortmalt, filiale de la coopérative Axéréal (3,3 millions de tonnes de capacité de production mondiale), le groupe Soufflet (2,3 Mt) et Malteurop, filiale de la coopérative Vivescia (2,2 Mt). Ces entreprises hissent la France au rang de premier exportateur mondial de malt, surtout depuis le rachat de l’Américain Cargill malt par Boortmalt, en novembre dernier. Si l’immense majorité de la production est utilisée par les brasseurs, les fabricants de whisky, de boissons, les boulangers ou les industriels de filières clean label élargissent les débouchés. Pour l’agroalimentaire, le malt apporte naturellement goût et couleur.