Financiarisation des marchés agricoles
La spéculation attaquée sur ses fondamentaux
L’accroissement de la liquidité, principale justification
de la spéculation sur les marchés à terme, est remis en cause
par certaines études. D’autres questionnent la pertinence économique des prix sur les marchés dominés par les acteurs financiers.
Le débat sur la financiarisation des marchés des matières premières agricoles va-t-il sortir de l’ornière ? De nouvelles études pourraient en effet permettre d’éclairer d’un jour nouveau la question qui, aujourd’hui, ressemble fort à celle de la poule et de l’oeuf : l’arrivée massive des spéculateurs sur le marché des commodities contribue- t-elle à l’affolement qui a gagné les prix depuis plus de cinq ans, ou bien est-ce l’accroissement de la volatilité qui a attiré cette catégorie d’acteurs qui font leur miel des variations de cours ?
Les défenseurs de la finance le jurent la main sur le coeur : les spéculateurs ne perturbent en rien le fonctionnement des marchés. La grande majorité des études académiques n’aboutissent-elles pas à l’absence de liens entre spéculation et volatilité, et plus encore entre spéculation et création de tendance ? Les seuls effets à mettre sur le compte de la finance seraient donc bénéfiques, à commencer par la sacro-sainte liquidité, brandie telle un crucifix pour repousser les appels à la régulation des marchés financiers. La liquidité, garantissant la fluidité des échanges, est en effet indispensable au fonctionnement des marchés à terme. Or, ces derniers sont nécessaires aux acteurs de la filière physique pour gérer leur risque prix. Ils contribuent en outre à la « découverte du prix » en reflétant les anticipations des acteurs sur de longues durées. La spéculation, fille de la financiarisation, permet donc à la filière physique d’affronter l’instabilité, résultat conjoint des chocs ébranlant les fondamentaux et de la dérégulation des marchés physiques. CQFD.
ÉVÉNEMENTS EXTRÊMES
Sauf que, y compris dans le cénacle des experts, des voix discordantes viennent troubler cette petite musique. Lors du colloque organisé en mars à Paris par le programme Lascaux( 1), Bertrand Munier, chef économiste du think tank Momagri, a ainsi contesté l’approche actuelle de la mesure de la volatilité reposant sur la variance. L’expert propose de « repérer la volatilité non avec une moyenne, mais sur la base du nombre d’événements extrêmes enregistrés ». « Si l’on utilise la mesure habituelle, on observe une volatilité plutôt moins forte ces dernières années [coïncidant avec la montée en puissance de la financiarisation, NDLR].
Mais si l’on mesure la volatilité comme je le suggère, on constate que ces dernières années ont connu beaucoup plus d’événements extrêmes. Or, ce sont ces événements qui génèrent les faillites, sont ressenties par les gens sur le terrain, et leur donnent raison contre les économistes. » Prise sous cet angle, la volatilité actuelle se placerait à un niveau « inédit depuis 300 ans ». Plus gênant encore pour la doxa financière : pour Steve Ohana, professeur de finance a l’ESCP Europe et co-fondateur du cabinet de recherche Riskelia, les flux financiers ne sont pas forcément pourvoyeurs de liquidité, et peuvent même l’accaparer au détriment des acteurs présents sur les marchés pour se couvrir. « Il ne faut pas confondre liquidité et volume, souligne Steve Ohana.
Davantage de volume ne signifie donc pas forcément davantage de liquidité. » Selon lui, l’arrivée des investisseurs indiciels sur les marchés des commodities au milieu des années 2000 a marqué une rupture. Auparavant, les acteurs financiers étaient surtout des Hedge funds, pour la plupart au fait des fondamentaux et, dans l’ensemble « suiveurs de tendance ». Se positionnant à la hausse ou à la baisse, ils amplifiaient ainsi les tendances, mais leur connaissance du marché leur permettait de quitter le train en marche en cas d’excès dans un sens comme dans l’autre.
GUIDÉS PAR LA LOGIQUE RISK ON/RISK OFF
La colonisation des marchés par les investisseurs indiciels a tout bouleversé. « Ces acteurs, qui représentent désormais aux États-Unis une masse supérieure à celle des Hedge funds, ont un comportement totalement différent, explique Steve Ohana. Ils viennent chercher de la diversification en investissant dans des indices généralistes regroupant différentes matières premières telles que les métaux, l’énergie, les produits agricoles… Par définition, leurs achats sont peu guidés par les fondamentaux de ces marchés, mais suivent une logique risk on/risk off. » Risk off correspond à une configuration des marchés marquée par la défiance. Ces investisseurs se rabattent alors sur le dollar, valeur refuge par excellence, ou sur les obligations peu risquées. Au contraire, en situation de risk on, l’appétit au risque se réveille : les flux indiciels se tournent vers les actifs plus aventureux tels que les actions, le crédit et, désormais, les matières premières. « Cet aspect bipolaire des marchés a un impact très net sur la sphère des matières premières. Avant 2005, les matières premières agricoles jouaient le rôle de valeur refuge, peu corrélées au risk on/risk off. L’arrivée des investisseurs indiciels a créé de nombreuses connexions non seulement entre les matières premières elles-mêmes, mais aussi avec les actions, le dollar, et d’autres indicateurs macroéconomiques. »
« ILS N’ONT RIEN À FAIRE LÀ »
Cette indifférence vis-à-vis des fondamentaux est néfaste du point de vue de la liquidité, affirme Steve Ohana: « Un fournisseur de liquidité doit être immergé dans le marché et bien le connaître pour savoir qui a besoin de liquidité, si la tension est à la vente ou à l’achat… Quand un flux indiciel arrive, c’est le reste du marché qui doit s’organiser pour l’absorber, idem quand il sort. Contrairement aux Hedge funds, ces investisseurs indiciels sont des consommateurs de liquidité. » Et les Hedge funds, loin d’amortir l’arrivée de ces nouveaux venus en prenant des positions inverses, se sont mis à les suivre, amplifiant leur impact. Une analyse que partage Benoît Lallemand, de l’association Finance Watch : « Les investisseurs indiciels viennent prendre de la liquidité et restent assis dessus sur une longue durée. Ces gens-là n’ont rien à faire sur les marchés à terme. Au mieux ils sont inutiles, au pire ils ont un impact très négatif en endommageant le processus de formation des prix et en accroissant la volatilité. »
DÉCONNEXION DES FONDAMENTAUX
Les critiques sur les capacités réelles de ce nouvel écosystème financier à améliorer la liquidité se doublent d’interrogations sur ses effets délétères sur les prix. Un modèle élaboré par l’équipe de Didier Sornette, professeur de risques entrepreneuriaux à l’ETH Zurich, conclut qu’environ 30 % seulement des mouvements de prix enregistrés sur les principaux marchés de commodities sont déclenchés par des informations liées aux fondamentaux. Les 70 % restants sont causés par de précédents changements de prix dans un mécanisme d’auto-entretien du marché (on parle d’événements « endogènes »). « Ces hauts niveaux d’endogénéité sont susceptibles de rendre le processus de formation des prix moins efficient », met en garde Didier Sornette, qui pointe aussi « l’instabilité croissante du système ».
(1) Projet de recherche hébergé par l’université de Nantes, financé par l’Union européenne, et ayant pour vocation à développer l’approche juridique des questions liées à la sécurité alimentaire.