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L'inattendu projet de France Stratégie

C'est un projet de réforme de la PAC pour le moins surprenant qu'a rendu France Stratégie le 23 octobre, moins de quinze jours après que le ministère de l'Agriculture a débuté la consultation sur le plan stratégique de la France. Deux mesures phares retiennent l'attention.

© Christian Gloria

L'avenir de la PAC pourrait-il être en train de s'écrire dans les bureaux modernes et impersonnels de France Stratégie, plutôt que sous les ors de la Rue de Varenne ? Rien n'est moins sûr, mais comment l'exclure ? Placé sous l'autorité de Matignon, cet organisme de réflexion public a présenté le 23 octobre ses propositions pour « faire de la PAC un levier de la transition agro-écologique ». Son rapport dessine une Politique agricole commune archi-simplifiée, articulée autour de deux propositions phares. La première : une distribution des aides du premier pilier par « unité de travail agricole », et non plus à l'hectare comme aujourd'hui. La seconde consiste en un système de bonus-malus visant à « encourager les bonnes pratiques agricoles ». Des propositions à l'impact encore incertain, mais qui feront probablement rebondir le débat sur la répartition des aides européennes.
Car passer d'un paiement à la surface à un paiement à l'actif constituerait une petite révolution dans l'histoire de la Politique agricole commune. L'objectif ? « Assurer à tous les agriculteurs un paiement minimal, déconnecté du niveau de la production agricole, afin de résister au mieux aux crises et à la volatilité des prix », écrit France Stratégie dans son rapport. Il s'agit aussi de « favoriser les pratiques agro-écologiques », qui « peuvent induire une charge de travail supérieure », tout en soutenant « les exploitations riches en emploi ». Concrètement, France Stratégie veut revoir la clé de répartition de l'ensemble des aides du premier pilier actuel (DPB et paiement vert, soit 5,7 MrdEUR pour la France). Ce nouveau paiement pourrait atteindre en moyenne 8 000 EUR pour chacun des 711 000 exploitants et salariés de la ferme France. Un niveau qui se base, comme tout le rapport, sur l'hypothèse d'un budget de la PAC constant. Seule condition pour bénéficier de ce paiement à l'actif : respecter « les pratiques environnementales aujourd'hui en vigueur dans le cadre du paiement vert ».

Mise en place progressive
« La PAC actuelle incite à réduire le travail et à capter un maximum d'aides à la surface. Ce faisant, les exploitations se privent des compétences dont elles ont besoin pour réduire leur impact sur l'environnement », justifie Pierre Dupraz, directeur de recherches à l'Inra. Cet économiste a co-présidé le groupe de travail à l'origine du rapport de France Stratégie. L'organisme propose une transition progressive, conscient que « sa mise en oeuvre immédiate aurait un effet négatif sur la santé financière d'exploitations de grandes cultures et d'élevage ». Pour France Stratégie, une première étape pourrait être « l'intégration des aides couplées aux droits à paiement de base (DPB) ». Avant de transformer progressivement les DPB en paiements par actif.
Au-delà du débat national, instaurer ce mécanisme impliquerait aussi de réécrire les règlements qui encadrent la PAC, nécessitant un consensus de tous les États membres. Il faudrait aussi, explique France Stratégie, « revoir les règles de répartition des aides entre États membres » et mener « une analyse juridique approfondie ». Vu l'état d'avancement des débats à Bruxelles - et le retard déjà accumulé sur le calendrier initial -, l'hypothèse d'une application dans la PAC 2021-2027 semble fantaisiste. « Ça ne se fera pas du jour au lendemain », reconnaît Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie.

Des taxes sur les phytos, à 15 % du prix en hypothèse basse
Au contraire, l'autre proposition majeure de France Stratégie, un bonus-malus environnemental, pourrait voir le jour plus rapidement. Le think tank suggère de l'intégrer au plan stratégique national, actuellement en discussion, et donc de l'appliquer dès la prochaine PAC. Le principe ? Taxer les intrants (engrais, phytos, antibiotiques) et les émissions de gaz à effet de serre. Les fonds ainsi récoltés permettraient de subventionner la diversification des productions, ainsi que le maintien des prairies permanentes et des SIE (surfaces d'intérêt écologique). « Chaque euro prélevé sur les pesticides serait alloué à des aides à la transformation agricole », résume Gilles de Margerie.
En matière d'environnement, « les instruments de la PAC actuelle sont tout à fait inadaptés », tacle Pierre Dupraz. « C'est exactement ce qu'il ne faut pas faire : l'environnement ne rend pas plus riches les agriculteurs qui font bien, ni plus pauvres ceux qui font mal. »D'où l'idée d'envoyer, via les taxes, un signal clair aux agriculteurs. « Une taxe dont le taux s'accroît avec le temps, selon un rythme et un calendrier prédéfinis, est préférable à des interdictions de molécules, car elle permet à l'ensemble des acteurs économiques concernés de s'adapter », avance France Stratégie.
Dans le détail, France Stratégie envisage un prélèvement de taxes au niveau des distributeurs de l'agrofourniture. L'organisme propose une application progressive, ainsi que plusieurs niveaux de taxation. L'hypothèse basse se situe à 15 % du prix, un niveau inspiré par des travaux scientifiques et l'expérience d'autres pays européens (notamment le Danemark). Le même principe s'appliquerait aux antibiotiques et aux engrais minéraux (avec une taxe minimum de 20 %). Dernier secteur mis à contribution, au nom de la lutte contre les changements climatiques : l'élevage. France Stratégie propose une taxe sur la viande, prélevée « chez les abatteurs » ou « les distributeurs en gros de viande et de produits animaux, ce qui permettrait de couvrir également les importations. » Son niveau : 30 à 56 EUR/téq CO2. Toutes ces taxes permettraient de collecter 4 à 11 MrdEUR, qui s'ajouteraient au budget actuel de la PAC, a calculé France Stratégie.

Inspiration libérale
Le principe de la PAC version France Stratégie est limpide : pousser les agriculteurs à accélérer la transition écologique sous peine de voir leurs subventions se réduire. « Les systèmes bio et herbagers seraient « gagnants » et pourraient conserver leurs pratiques actuelles », prédit l'organisme public. Par contre, « une diversification serait nécessaire pour les exploitations de grandes cultures conventionnelles qui, à pratiques inchangées, pourraient perdre jusqu'à 46 % de leur aide, dans l'hypothèse la plus défavorable. » Idem pour les élevages spécialisés : un « atelier laitier intensif » pourrait perdre jusqu'à 40 % de subventions, « à pratiques inchangées ».
Quelles sont les chances de voir les propositions de France Stratégie reprises par le gouvernement ? Cet organisme est placé sous la tutelle du Premier ministre, mais ne porte pas la position officielle de l'exécutif. Le rapport « n'engage que nous, ni le Gouvernement, ni le groupe de travail » qui y a contribué, rappelle Gilles de Margerie. « Aujourd'hui, il y a une prise de conscience qu'on atteint les limites d'un système, remarque-t-il toutefois. Il y a un peu partout des gens prêts à ouvrir sérieusement le débat » sur le paiement à l'actif.
Mais l'inspiration libérale des travaux de France Stratégie risque de rebuter les militants d'une PAC alternative. France Stratégie a suivi un principe : « Utiliser les outils de la PAC pour financer des biens publics et pas pour gérer le marché », résume Pierre Dupraz. Dans le rapport, la gestion des risques se limite à la promotion de la diversification, à une meilleure diffusion des assurances et à une anticipation poussée des crises au niveau européen. France Stratégie propose de supprimer les aides couplées et exclut les aides contracycliques, toutes deux accusées de brouiller les signaux du marché. C'est une des raisons qui explique que trois membres du groupe de travail de France Stratégie n'ont « pas souhaité endosser le rapport » : Aurélie Trouvé, Gilles Bazin et Sophie Devienne (tous trois d'AgroParisTech).

Des propositions loin d'être reprises systématiquement
Interrogé par Agra Presse le 23 octobre, le cabinet du ministre de l'Agriculture estime que le rapport est « une contribution comme une autre à la consultation lancée il y a quinze jours. Elle ne représente pas l'avis de Matignon. Nous allons l'intégrer à nos réflexions. » Une manière, peut-être, de minimiser la portée de ce travail qui ne cadre pas tout à fait avec les orientations de la Rue de Varenne. France Stratégie, elle, estime que ses propositions « répondent pleinement aux axes de réformes inscrits dans la proposition française de décembre 2018 », qui constitue la position officielle de Paris sur la PAC 2021-2027.
Organisme public, France Stratégie clame son indépendance, et ses propositions sont loin d'être systématiquement reprises par le Gouvernement. Son rapport propose par exemple de supprimer graduellement, en cinq ans, l'exonération dont bénéficient les agriculteurs sur la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques). La mesure a été récemment proposée par le Gouvernement, mais finalement écartée par le ministre de l'Économie Bruno le Maire. Le 15 octobre, lors des débats du projet de loi de finances pour 2020, le locataire de Bercy a indiqué préférer une « discussion approfondie »avec la profession, sans date butoir.
En avançant des propositions originales pour la PAC, France Stratégie a joué son rôle d'aiguillon de la réflexion publique. « On met dans le débat public des sujets qui méritent débat », résume son commissaire général. Une proposition fouillée est maintenant sur la table. Ce simple fait est susceptible de faire bouger les lignes idéologiques. Dans les mois à venir, « il y aura des débats très animés » sur la PAC, affirme Gilles de Margerie. Avec ou sans les propositions de France Stratégie.

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