Quels enseignements tirez-vous de votre carrière à la direction de Boscher Volailles qui a connu une « success story bretonne », en lançant en 1992 le poulet désossé pour Mc Donald’s ?
Paul Lopez – « Il serait trop long de détailler cette expérience et présomptueux de prétendre que c’est ce qu’il faudrait refaire. En 1990 je n’étais pas seul dans cette aventure, notamment avec la famille Boscher, propriétaire de l’entreprise, et Alain Glon (groupe Glon Sanders) , qui l’accompagnait en tant que conseiller et fournisseur de vif.
Reconstruit à Mur de Bretagne (22), l’abattoir était polyvalent (poulet label, coquelet, , pintade, poules de réforme), mais trois de ces débouchés se sont taris quasi simultanément en 1993. Il fallait réagir vite. Le premier choix décisif a été de miser sur la différenciation, alors que les abatteurs se développaient avec la GMS. Boscher Volailles a grandi silencieusement, sans « déranger » les autres opérateurs.
L’idée visionnaire d’Alain Glon a été d’aller frapper chez Cargill, alors fournisseur de Mc Donald ‘s en France. Il a fallu réinvestir massivement pour adapter l’outil au poulet désossé. Nous avons appris la technique des Anglais. Pour avoir les meilleurs rendements, il fallait arracher le filet et non le découper au couteau. Nous aurions pu nous « planter », mais fort heureusement les volumes ont explosé.
Je retiens que la stratégie de différenciation est souvent l’option inhabituelle à examiner en priorité. Les trois autres décisions qui ont aussi payé sont de s’être adapté aux exigences d’un client unique (impensable à l’époque). C’était très risqué, mais ce moteur nous a obligés à être performants.
Le deuxième virage est d’avoir visé la clientèle de la restauration collective, sans passer par les grossistes.
Et en 2000, le rachat de l’abattoir Keranna (faillite du groupe Bourgoin), nous a fait prendre le virage du hard-discount avec la barquette à poids fixe et une relation fournisseur-client différente (volumes à prix fixe). La suite a montré l’importance de ces marchés, naissants à l’époque.
Par ailleurs, l’exportation a représenté au moins un quart de l’activité. Elle a été un formidable moteur de croissance. L’avantage de la croissance est d’être un moteur pour la compétitivité et d’effacer les erreurs.
La filière Boscher a aussi appris à contracter sur le long terme, ce qui a permis de mieux traverser les crises à certains moments (matières premières, sanitaire…). La contractualisation protège mieux l’amont. »
Le « Poireau » remis à Paul Lopez
Le 31 août, Paul Lopez a été intronisé Officier du Mérite agricole, un ordre créé en 1881 pour récompenser les femmes et hommes ayant rendu des services marquants à l'agriculture française.
L’insigne vert et rouge - aussi dénommé le Poireau - lui a été remis par Marie-Pierre Vedrenne, conseillère régionale de Bretagne, également eurodéputée et vice-présidente de la commission du commerce international au Parlement européen.
De nombreux confrères avicoles étaient présents, ainsi que les clients que Paul Lopez a fourni et accompagné depuis 1995 (Mc Donald’s, Moy Park, Cargill). Tous ont souligné son rôle clé de bâtisseur de la filière française spécialisée dans le poulet désossé et les liens amont-aval qu’il a tissé avec diplomatie et humilité pour faire progresser l’activité d’abattage, dans le respect des autres maillons.
En marge de cette cérémonie, les professionnels avicoles présents n’ont pas manqué d’échanger avec l’eurodéputée pour lui faire part des difficultés causées par des accords commerciaux internationaux déséquilibrés.
Président des industries européennes de la volaille (Avec) de 2014 à 2022 et en France (Fia) jusqu’en juillet dernier, Paul Lopez navigue vers d’autres horizons. Avant de lancer en 1990 le poulet 100 % désossé en Bretagne pour Boscher Volailles -contrôlée en 1995 par Glon-Sanders puis rachetée à Sofiprotéol par le groupe LDC (2015) - il a débuté sa carrière en 1981 dans le steak haché, puis dans le secteur de l’œuf et de la coopération agricole à partir de 1983. Avant de retourner en entreprise, il avait géré les excédents de la crise de l’œuf et appris l’importance du lobbying pour faire avancer les causes des acteurs économiques de l’agroalimentaire.
Vous insistez sur la différenciation, mais qu’en est-il de la spécialisation qui l’accompagne ?
Paul Lopez – « La polyvalence des productions peut fonctionner dans un modèle polyvalent en aval et pas trop challengé. C’est une force en France, mais elle a fait perdre de la compétitivité sur certains créneaux.
Or, pour être compétitif demain, les investissements sur le poulet du quotidien devront être ultra-spécialisés, en élevage (neuf ou rénové) comme dans l’industrie (usine d’aliment, couvoir, abattoir).
La santé financière de la filière s’est certes améliorée depuis dix ans, mais elle n’investit pas assez sur tous ses maillons. Une fois les équilibres économiques atteints, il faut investir pour préparer son avenir. Sinon, c’est le risque de la spirale descendante : manque d’investissements, perte de compétitivité, perte de marchés, baisse des résultats, pas d’investissements, etc.
Pour remettre en état la filière chair, il faudrait injecter deux milliards d’euros en 5 ans, dont un en amont et un en aval. »
Investir comporte des risques…
Paul Lopez – « En moyenne, en Europe du Nord un mètre carré de poulailler produit 30 % de plus de kg vif par an qu’en France avec la même souche de poulet : 380-390 kg/m² à comparer à 300 kg en France.
Quand on a des investissements non amortis, on a la contrainte de remplir les poulaillers. Ayant investi et spécialisé, nos concurrents sont à la fois contraints et dynamiques.
Globalement, la filière française joue la prudence depuis des années. Quand la conjoncture est mauvaise en janvier, les planificateurs ne sont pas très enclins à l’optimisme. La France détient un taux de rotation perfectible.
Cette moindre productivité est aussi un effet collatéral de la diversité avicole française, quand nos concurrents misent avant tout sur le poulet du quotidien. »
Quel est un des autres risques ?
Paul Lopez – « Ne pas voir que le monde change et rester fixé sur un modèle dépassé et non compétitif.
Certains opérateurs ont été figés par contrainte économique : pas d’investissements, pas de prix adaptés, etc... qui finalement les ont conduits à leur perte.
Une entreprise, en amont comme aval, n’a pas vraiment d’avenir si elle n’investit pas. Dans l’abattage-découpe, il est parfois plus raisonnable de construire à neuf que de rénover des outils vieillissants. Mais c’est assez souvent impossible, par exemple à la suite de faillites ou de rachats, surtout si on veut conserver le personnel ayant le savoir-faire. »
Peut-on résumer l’enjeu futur à « investir ou mourir », au sens figuré ?
Paul Lopez – « Il est important de garder une cohérence totale de l’amont à l’aval, même si on n’est pas les meilleurs sur tel ou tel point.
C’est comment s’adapter aux demandes du client sur l’ensemble de la filière, aussi exigeant soit-il. Nous avons eu la chance d’avoir des clients qui nous ont fait progresser. Ce qui implique aussi un bon niveau de confiance entre partenaires.
C’est ce qui a bien fonctionné entre les éleveurs de poulet Princior, Sanders, Boscher Volailles, Cargill et Moy Park, Mc Donald’s. Cela a permis d’accrocher d’autres clients recherchant notre savoir-faire. Notre flexibilité et notre adaptabilité étaient aussi très appréciées de certains opérateurs français de la volaille. »
Poulet du quotidien ou poulet ECC, où est l’avenir ?
Paul Lopez – « Mon credo est toujours le même : le consommateur doit avoir le choix, lequel ne doit pas être dicté par une réglementation. Regardons ce qu’il achète : le poulet du quotidien, massivement importé. Essentiellement des cuisses et des filets de poulets « standards ».
Que d’autres segments se développent ou se stabilisent, c’est un autre sujet.
Notre priorité est de satisfaire cette demande et de reconquérir une partie des 50 % d’importation.
Si on veut reprendre 160 000 t de viande de poulet (sur 800 000 t), en plus de la remise à niveau il faudra investir 450 millions d’€ pour 450 poulaillers, deux unités d’abattage-découpe-désossage et investir en périphérie (accouvage, alimentation).
Notre poulet du quotidien à la française coche les cases de l’ECC, sauf sur la souche et la densité.
Concernant le poulet ECC, la France est déjà le 1er Européen à travers le remplacement du « certifié », initialement dédié aux marques distributeurs, et qui pèse environ 10 % du marché des consommateurs. »
Qu’a apporté votre participation aux organisations professionnelles ?
Paul Lopez – « Ces instances peuvent ne pas intéresser des acteurs économiques, mais c’est grâce à elles qu’ils peuvent se faire entendre auprès des décideurs ayant un impact sur l’encadrement de leurs activités au sens général (réglementation, accords commerciaux…).
Avant Boscher, je les ai pratiqué lors de mon expérience dans le secteur de l’œuf et les coopératives. J’ai fait le choix d’y revenir dans les années 2000, à travers la fédération des industries avicoles (Fia) et au niveau européen (Avec) du fait de mes nombreux contacts commerciaux européens.
Il valait mieux y être, plutôt que subir sans pouvoir défendre ses points de vue. J’en fus président une huitaine d’années, jusqu’à récemment. À l’Avec, j’ai mis en place une gouvernance plus partagée, en limitant les clivages Nord-Sud et Ouest-Est. J’ai cherché le consensus plutôt que l’affrontement. Enfin, grâce à l’équipe de permanents, l’Avec a acquis une meilleure visibilité auprès des instances européennes. »