Analyse prospective : Va-t-on vers un retour à la souveraineté alimentaire ?
L’économiste Thierry Pouch estime que les deux crises provoquées par la Covid19 et la guerre en Ukraine accélèrent la transition économique disruptive qui impactera aussi le secteur agricole et agroalimentaire.
L’économiste Thierry Pouch estime que les deux crises provoquées par la Covid19 et la guerre en Ukraine accélèrent la transition économique disruptive qui impactera aussi le secteur agricole et agroalimentaire.
Thierry Pouch n’a pas fait dans la dentelle pour introduire la cinquième édition de la journée Natural Concept, organisée par le Groupe Grimaud et Innoval dans le cadre de la chaire Futurs d’élevage de l’Institut Agro Rennes-Angers.
Avec les deux crises qui se succèdent depuis 2020, « Nous entrons dans une période de changement profond du paradigme productif. Mais lequel s’annonce ? Et y a-t-il des résistances ? »
« Auparavant se dessinait un avenir radieux autour d’un nouveau modèle de production agricole plus respectueux » de la Planète (environnement, réchauffement climatique…) et de l’animal. Répondant à des attentes sociétales multiples (État, consommateur citoyen, militants d’ONG…), il permettait de se projeter dans l’avenir avec des perspectives positives », résume Thierry Pouch.
La reconfiguration des modes de production était lancée, tout en sachant qu’il faudrait réaliser des investissements massifs. Car il faut de l’argent pour la recherche de méthodes d’adaptation de la production agricole aux effets de la montée en température et aux aléas climatiques (gel, pluie, sécheresse, forte chaleur). Côté consommateur, le changement se traduisait déjà depuis les années 2000-2010 par la priorisation de la qualité (« manger mieux mais moins »). Et plus récemment émergeait une consommation plus saisonnière et plus locale.
Le mur des interrogations
Cette tendance va-t-elle se poursuivre, se demande Thierry Pouch. D’abord, cette transition rencontrait déjà des difficultés au sein d’une société française « qui se fragmente. Les Français ont des difficultés à répondre aux orientations proposées par un projet collectif, comme cela avait été le cas à l’issue de la deuxième guerre mondiale. » Les agriculteurs sont critiqués pour leurs pratiques dévastatrices envers les générations futures. « Il leur faut muter, mais avec quel nouveau modèle, interroge encore l’économiste. Agroécologie ? Agriculture de précision ? Agrobiologie ? Bioéconomie ? Agriculture régénératrice ? etc. »
Comment financer ces mutations ? Avec des fonds agricoles ou des capitaux extérieurs (fonds de pension, entreprises, start-up…) ? L’État s’impliquera-t-il autant que par le passé, même si l’alimentation reste stratégique ? Et avec quels agriculteurs, sachant qu’on comptait moins de 400 000 chefs d’exploitation en 2020. Les plus jeunes mieux formés s’interrogent plus que leurs aînés sur leur avenir.
La Covid19 et la guerre en Ukraine sont venues accentuer ces interrogations. Vu le poids de la Russie et de l’Ukraine dans les marchés agricoles et énergétiques internationaux, la guerre a provoqué un affolement général. Cela s’est traduit par une relance de la hausse des prix déjà enclenchée après la pandémie de 2020-2021. Les plans de soutien ont accru la demande, mais aussi la volatilité des prix. Les coûts de production de l’élevage ont augmenté, avec de fortes préoccupations pour les mois à venir. « L’effet ciseau se mettra-t-il en action en 2023 avec des prix qui vont fléchir et avec des coûts restants élevés. »
Remise en cause de l’économie mondialisée
La compétition pour les matières premières entre pays est engagée, y compris en Europe. « La pandémie et la guerre vont reconfigurer l’économie mondiale des matières premières en fonction d’intérêts nationaux divergents. » En témoigne le plan énergétique allemand de 200 milliards d’euros, décidé sans consulter l’UE. « La pandémie et la guerre annoncent un bouleversement de la mondialisation, telle que nous l’avons connue. Les chaînes de valeur des produits agricoles, énergétiques et à usages industriels sont en cours de reconfiguration. »
L’avenir risque d’être marqué par des événements (pénuries, révoltes sociales, conflits, guerres) provoqués par l’accès restreint aux ressources (terres, eau, alimentation, énergie). « Tous ces risques expliquent le retour de la souveraineté économique, alimentaire, industrielle… » Le président Macron, qui en avait parlé lors de son premier mandat, semble vouloir mettre la souveraineté sur le tapis européen en pointant le protectionnisme américain. Après le libre-échangisme voulu de l’UE (voir par exemple le niveau des importations de volailles extra-européennes), revenir à un minimum de protectionnisme européen paraîtrait assez logique, en réaction à ce que pratiquent l’Asie et l’Amérique.
Le mauvais signal inflationniste
Le regain de l’inflation est un facteur supplémentaire de déséquilibre économique, surtout provoqué par la raréfaction des matières énergétiques et alimentaires.
Avec +7 % d’inflation annuelle, la France s’en tire plutôt bien par rapport à des voisins (Pays Bas à +17 %, Estonie à +22 %) dépendant plus de la Russie pour leurs achats énergétiques.
Thierry Pouch estime que cette poussée inflationniste sera longue et structurelle. « C’est probablement le signe de la première crise de la transition agroécologique. Un processus de destruction créatrice est peut-être enclenché. »
Théorisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950), la « destruction créatrice » désigne le processus continu de création d’activités économiques remplaçant d’autres devenues obsolètes.
Comment faire cette bascule sans faire s’effondrer les entreprises désuètes et selon les termes de l’économiste autrichien « permettre de transformer une déroute en une retraite ordonnée ? »
L’agriculture n’y échappe pas. Quels sont les accompagnements à réaliser pour éviter la débâcle ? Jusqu’où s’impliqueront les pouvoirs publics pour réussir une « retraite ordonnée » ? Ces questions sont d’une brûlante actualité. Le cas des élevages de poules en cages est un exemple parmi tant d’autres.