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Thierry Pouch : « Il faut revenir à des prix un peu plus garantis »

Thierry Pouch, économiste, responsable du service études économiques et prospective à Chambres d’agriculture de France revient sur les manifestations agricoles du début d’année. Le revenu n’est pas la seule raison de la crise profonde que traverse l’agriculture mais l'améliorer et le stabiliser permettrait à la profession d’entrevoir un meilleur avenir. 

Thierry Pouch est économiste
Thierry Pouch est économiste, responsable du service études économiques et prospective à Chambres d’agriculture de France
© Chambres d'agriculture de France

Comment lisez-vous, avec du recul, l’épisode que l’on a appelé « la colère des agriculteurs » en ce début d’année ? La question du revenu était centrale, de quoi s’agissait-il précisément ? 

 

Thierry Pouch : Il y a plusieurs façons de regarder cet épisode et déjà rappeler que cette « colère » des agriculteurs survient après celle de leurs homologues européens de l’est et des Néerlandais. La question du revenu a été une revendication majeure des manifestations, ce qui est paradoxal puisque le revenu agricole a significativement progressé en 2022 : autour de 20%, avant de se replier de -8% en 2023 sous l’influence de la baisse des prix. C’est pourquoi en 2022 on a pu être surpris par certaines revendications. Les prix avaient remonté, y compris en viande, et on avait noté une amélioration des trésoreries via l’analyse des trésoreries des exploitations. En revanche, sur le long terme, il est vrai que le revenu agricole fluctue régulièrement. Le résultat de la branche agricole a baissé de 10% en 2023, les prix ayant affiché de nettes baisses, notamment en productions céréalières (en un an, le cours du blé tendre a perdu plus de 200€ la tonne). L’indicateur de valeur ajoutée a reculé de 5 points et si on ne tient pas compte des subventions, de 4,8 points. 

 

Y a-t-il d’autres raisons plus profondes à cette crise ?  

T.P. : Selon moi, il y a eu un malaise et une exaspération par rapport aux réglementations. Les agriculteurs ont pris conscience des distorsions de concurrence. Un phénomène européen puisque les Polonais ont manifesté contre les importations ukrainiennes de blé et de poulets en 2023, et les Espagnols, contre celles en provenance du Maroc où la main-d’œuvre est, là aussi, moins chère. 

Il y a eu selon moi une prise de conscience qu’on est à un tournant, et ce n’est pas seulement lié au revenu. Certains peuvent se sentir déclassés par rapport à la transition en cours et plus concrètement face aux nouvelles orientations de la Pac, les aides directes en élevage ont diminué, par exemple. 

 

Le sociologue François Purseigle note que le modèle d’agriculture familiale tend à disparaître, au profit d’une agriculture sociétaire. Pensez-vous que le malaise puisse aussi être identitaire pour certains ? 

T.P. : Comme l’indique justement François Purseigle, le modèle d’exploitation a atteint ses limites, il va disparaître, ou survivre mais marginalement. Ce modèle installé dans les années 1960 s’érode en effet, au profit d’entreprises agricoles dont les capitaux s’ouvrent à des investisseurs extérieurs. Ce qui s’explique par le besoin de financements pour investir dans les transitions énergétiques et agro-écologiques en cours que les agriculteurs ne sont pas en mesure de financer avec leur seul patrimoine. Cette évolution semble donc inéluctable. 

On vit, selon moi, et pour reprendre l’expression de l’économiste Joseph Schumpeter, un moment de « destruction créatrice » : on assiste à la fin d’un modèle et à la naissance d’un nouveau. Cela crée de la perte et du déclassement pour certains et, au contraire, des opportunités d’investissements pour d’autres. Deux mondes agricoles se font face. 

 

Y a-t-il des disparités selon les productions, entre végétal et animal notamment ? 

T.P. : Je rappelais que ces deux dernières années, les marchés des productions végétales et animales se tiennent plutôt bien. Aujourd’hui, le prix du porc oscille entre 2 et 2,10€/kg, ce qui est un prix raisonnable. 

Mais les disparités sont profondes : les prix des productions végétales ont reculé depuis la fin de l’année 2022. Le niveau des prix reste globalement élevé en élevage. Cela s’explique par une diminution de l’offre, du fait de la tendance à la décapitalisation, à la baisse des cheptels et des effectifs d’éleveurs. Ce qui est dramatique, parce que la France est en train de perde sa souveraineté alimentaire. Les plus lourdes pertes sont manifestes en bovin lait. On comptait 175 000 éleveurs en 1988 (4 ans après l’instauration des quotas laitiers), ils étaient 35 000 en 2020. Du côté des bovins allaitants, la perte est moins forte, de 99 000 à 51 000 éleveurs, mais le cheptel se réduit sans discontinuer : on perd 3% du cheptel allaitant depuis 2020, 2% en lait. Certains industriels anticipent déjà le fait qu’ils vont devoir importer du lait à l’avenir, c’est inédit. Dans les autres filières, les pertes sont aussi importantes, en ovin/caprin on est passé de 93 000 éleveurs à 36 000 sur la même période et, en élevage hors sol, porc et volailles, de 54 000 à 20 000. 

 

Est-ce que la colère des agriculteurs peut être liée à cette déprise en élevage ? 

T.P. : C’est sur le territoire du Sud-Ouest – de la Vendée, en passant par la Dordogne jusque dans les Pyrénées-Atlantiques et Hautes-Pyrénées – que la déprise en allaitant est la plus considérable. Aussi, ce n’est pas étonnant que la colère soit partie de là et qu’elle ait été forte aussi en Bretagne, en Normandie et dans les Pays-de-la-Loire où la déprise laitière est la plus significative. Le sentiment que l’élevage périclite est manifeste. 

La France est juste en autosuffisance, l’équilibre est extrêmement précaire : en lait, on reste au-dessus de 100%, mais en porc cela devient difficile, notamment du fait des importations croissantes de produits issus de la charcuterie-salaisonnerie (le secteur présente un déficit commercial de -623 millions d’euros). Pour le secteur avicole, c’est compliqué aussi, puisque la France est devenue déficitaire dès le milieu des années 2000. L’agriculture française produit, exporte, mais importe aussi beaucoup. 

 

Comment rassurer les producteurs et améliorer les perspectives de ces productions ? 

T.P. : Ce que les chambres d’agriculture défendent, c’est de relancer l’installation et pour cela, il faut trouver des leviers pour rendre le métier plus attractif. Mais c’est un sujet complexe car la jeunesse n’a plus envie de se lancer dans ce métier, pourtant, les conditions se sont objectivement améliorées. La question de la rémunération fait partie des arguments. Or, la forte volatilité des prix n’assure pas un revenu pérenne. Il faut selon moi revenir à des prix un peu plus garantis. Le prix d’une tonne de blé peut varier entre 430 et 230 €. Quand on perd 200€/tonne en deux ans, c’est important et obscurcit la vision qu’un producteur peut avoir pour investir. Si encore les charges étaient arrimées à ces fluctuations, ce serait possible d’y faire face. L’effet ciseau des prix crée des situations précaires. Ce mouvement de bascule est défavorable aux agriculteurs. 

 

Dans ce dossier, nous nous penchons sur la diversification, avec notamment la production d’énergie. Que pensez-vous de cette orientation prise par certains agriculteurs pour améliorer leur revenu ? N’est-ce pas un échec du système alimentaire ? 

T.P. : Le revenu agricole fluctue selon les prix. Aussi, c’est normal que, pour garantir leur revenu, les exploitants soient amenés à se diversifier : il y a l’énergie, la production de biomatériaux pour l’industrie, de fibres pour le textile. C’est une source de revenus, mais qui ne doit pas se faire au détriment de la nourriture. Sinon, on finira par importer notre alimentation. De cette façon, on ne fait que déplacer le problème. 

On a aussi l’impact du réchauffement climatique qui bouleverse les productions : on pourrait produire des amandes et de l’huile d’olive en Nouvelle-Aquitaine. Ce sont des possibilités, mais il faut d’abord poser la question politique de ce que l’on veut faire.

 

On manque de cap clair ? 

T.P. : Au début des années 1960, quand on a commencé à moderniser l’agriculture française, il y avait une cohérence d’ensemble : moderniser notre économie, créer des emplois, produire et exporter. On a demandé aux agriculteurs de participer à cet effort et la réussite a été totale. Aujourd’hui, les tendances politiques sont composées de blocs qui s’affrontent, et aucune cohérence d’ensemble ne se dessine. 

 

L’Union européenne pourrait-elle être une réponse pour redonner des perspectives aux agriculteurs européens, créer une souveraineté non pas nationale mais européenne ? 

T.P. : C’est un chantier gigantesque. Dans le passé, l’Europe a mis en place des prix d’intervention qui étaient communs dans tous les pays de l’UE. Aujourd’hui, les pays européens connaissent des divergences de prix, les PSN peuvent amplifier les différences d’un Etat membre à un autre, l’application des règlements européens ne sont pas partout les mêmes. Dans les années 1980, l’UE elle a  créé un espace de rivalités commerciales. La Pologne, partie de rien, est aujourd’hui devenue le premier fournisseur de volailles de la France. Elle a su habilement exploiter les financements européens. L’enjeu est aujourd’hui de mieux harmoniser le mode de fonctionnement de l’UE. 

Ensuite, il est urgent de réexaminer le Green deal. Il a été voté en 2019, or le contexte a changé, les écologistes ont reculé politiquement et la guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes. Psychologiquement, si on apportait plus de souplesse aux agriculteurs pour produire, tout en prenant en compte le contexte climatique et géopolitique, ce serait une perspective favorable. 

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