Affaire Cohésis-Scael contre Blétanol
Le jugement qui fait trembler la filière blé éthanol
Un jugement rendu le 7 juin dans l’affaire
opposant deux coopératives à l’union Blétanol relance
les interrogations sur l’avenir de la filière éthanol de blé.
Simple accident de parcours ou véritable coup de semonce ? Le jugement rendu le 7 juin dernier par le tribunal de grande instance de Reims dans l’affaire qui oppose les coopératives Cohesis et Scael à Blétanol, l’union de coops créée pour alimenter la ligne blé de l’usine d’éthanol de Bazancourt, a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le monde coopératif. Le dossier est désormais suspendu au résultat de l’appel déposé par Blétanol,mais cette première décision de justice risque de laisser des traces. C’est d’abord le secteur du bioéthanol qui est ébranlé par le verdict. Ce dernier donne en effet raison aux deux coopératives qui demandaient à être dégagées du contrat qui les liait à Blétanol.
Par ce contrat signé en 2006, les deux coopératives s’étaient engagées à livrer du blé à l’union Blétanol à hauteur de 60 000 tonnes par an pour la première, et de 50000 tonnes pour la seconde. Cet engagement était couplé à la souscription d’un capital social proportionnel aux volumes, qui s’élevait à 3 millions d’euros pour Cohesis et à 2,5 millions d’euros pour la Scael. « Il convient de prononcer la résolution judiciaire des contrats de coopération entre Cohesis et l’Union Blétanol ainsi qu’entre Scael et l’Union Blétanol aux torts de cette dernière », ont finalement décidé les juges
« COUP DE POIGNARD »
« Dans ce jugement, le tribunal a donc reconnu la justesse des arguments de Cohesis et validé sa demande de sortie de Blétanol. Par voie de conséquence, en l’état de la procédure, la coopérative Cohesis n’étant plus associée à l’Union Blétanol, elle n’est pas contrainte de livrer du blé, et le tribunal a confirmé que Cohesis n’avait aucune dette à l’égard de Blétanol », se réjouissait Cohesis le 14 juin. « Un terrible coup de poignard, mais qui ne remet pas en cause le projet », estime le président d’une coopérative adhérente de Blétanol, qui déplore que l’intransigeance de chaque camp ait conduit à une procédure judiciaire plutôt qu’à la négociation.
« UN MODÈLE ABERRANT »
La démarche juridique avait débuté en 2009, lorsque les deux coopératives avaient demandé une expertise judiciaire sur les difficultés économiques de Blétanol. Elles n’étaient alors parvenues qu’à obtenir la transmission de documents portant sur le montage économique et juridique du projet. En 2010, les deux organismes portaient devant la justice une demande de l’annulation de leur engagement coopératif. Pour Jean-Pierre Cochet, le directeur de Cohesis, c’est le modèle économique du bioéthanol de blé qui ne tient plus la route. « Si en 2006, dans un contexte différent, on pouvait imaginer utiliser du blé pour produire de l’éthanol, c’est aujourd’hui aberrant quand on considère la question alimentaire », explique le responsable. Une position fermement contestée par les partisans du projet. « Tous les plans prévisionnels avaient intégré ces déficits attendus sur les premières années », expliquait Pascal Prot, président de Blétanol et de Champagne Céréales dans les colonnes du journal départemental La Marne agricole daté du 8 juillet.
Si certains cadres de la coopération évoquent un « manque d’écoute » de la part de Blétanol, des responsables de la filière céréalière mettent le revirement des deux coopératives sur le compte d’un engagement excessif. L’un d’entre eux rappelle « les conditions de rentabilité délicates et évolutives » du secteur, devant être considéré comme « un débouché de diversification à la marge ». Le jugement du TGI de Reims souligne d’ailleurs que « il est établi que le président de Champagne Céréales a attiré l’attention de Cohesis de ne pas engager dans l’union Blétanol plus de 10 % de sa collecte totale de blé, alors que Cohesis envisageait un engagement plus important s’ajoutant à l’engagement déjà pris dans le projet BENP [l’usine de Lillebonne, NdlR] ». Un argument que réfute Jean- Pierre Cochet : « Certains engagent bien 40 % de leur collecte dans la meunerie. Un engagement de 10 % n’est pas excessif si le marché est valorisant. »
Pour motiver son jugement, le tribunal souligne « l’atteinte au devoir de loyauté » de la part de Blétanol à l’égard de ses associés coopérateurs. Le texte signale ainsi que « l’évaluation des montants des investissements du projet a été largement dépassée ». Le coût de la ligne blé a atteint 153 millions d’euros, soit 40 millions d’euros de plus que ne le prévoyait le budget initial. De quoi fausser la rentabilité que pouvaient attendre les coops au moment de s’engager dans le projet, puisque ce dernier repose sur le principe que le prix de la matière première joue le rôle de variable d’ajustement permettant à Cristanol d’équilibrer son compte de résultat.
« MAUVAISE VALORISATION »
Plus surprenant, le texte de 21 pages administre une piqûre de rappel sur la fonction des coopératives et des unions de coops, évoquant « l’obligation aux coopératives et aux unions de coopératives agricoles de développer l’activité économique de leurs associés coopérateurs et d’améliorer ou accroître les résultats de cette activité ». Et de poursuivre : « Le service attendu par un associé coopérateur tient donc uniquement au fait que l’union de coopératives agricoles, à laquelle il a adhéré, valorise au mieux ses apports. » Or, selon le tribunal, « la mauvaise valorisation des apports de blé des associés coopérateurs de l’union Blétanol n’est pas le fait de l’évolution des cours du blé et de l’éthanol, des aléas de lancement propres à un nouvel investissement, mais d’un manquement de l’union Blétanol à son obligation de tout mettre en oeuvre pour valoriser aux mieux les livraisons de blé de ses associés » Et de citer pour preuve le prix plus élevé payé par BENP. C’est cette critique qui rend nerveux certains responsables du monde coopératif agricole qui espèrent la voir disparaître en appel. Car en s’aventurant sur ce terrain, le tribunal met le doigt sur une épineuse question: celle de savoir si l’intérêt d’une coopérative ou d’une union de coopératives coïncide forcément avec celui de ses adhérents.
Gouvernance, transparence, contractualisation… les problématiques abordées plus ou moins explicitement par le jugement du 7 juin, parfois de façon peu claire, font écho aux défis auxquels sont confrontées des coopératives qui ne cessent de grossir. Si ce jugement devait être confirmé en appel, il y a fort à parier qu’il ne sera pas sans conséquences sur les pratiques du monde agricole. « Une chose est certaine, commentait le président d’une coopérative d’Île-de-France. Les contrats en se tapant dans la main, c’est fini. »
REPÈRES
L'UNION BLETANOL a été constituée par trois associés fondateurs (Champagne Céréales, Nouricia et EMC2) avant d’être rejoint par 23 autres coopératives. Cette union a pour but de participer au projet industriel de Bazancourt porté par l’union Cristanol, détenue à 55 % par la coopérative sucrière Cristal Union, et à 45 % par Blétanol.
TEREOS BENP : La diversification de Lillebonne
Le jugement du tribunal de grande instance de Reims survient après un premier coup dur pour l’éthanol de blé français. En mars, Tereos annonçait la reconversion progressive de l’usine de Lillebonne en y ajoutant une unité de production de gluten dès 2012, puis d’une amidonnerie. Une décision visant à apporter une plus grande « flexibilité » qui souligne le manque de compétitivité dont souffre l’éthanol de blé français face aux importations. Et cette difficulté à rentabiliser l’éthanol de blé se répercute sur le prix payé aux agriculteurs, déconnectant le prix du blé éthanol de celui pratiqué sur le marché alimentaire. Selon un cadre d’une coopérative engagée du côté de Tereos BENP, « l’avenir n’est pas rose pour l’éthanol de blé et cela ne pourra pas durer très longtemps si des pertes financières s’accumulent chaque année ». Changement de direction à la tête de l’usine, adaptations du process industriel, modification des contrats et du statut des actionnaires minoritaires… Tereos explore des pistes pour tenter de soulager les coopératives partenaires.